Le lait… Vaste sujet, sacrée vacherie ou totem inébranlable sur la table du petitdéjeuner, il fait parler de lui, entraine l’adhésion, l’opposition, souvent aussi l’incompréhension. Longtemps, chez moi, le lait de vache a suscité le rejet. Vide de l’envie de consommer un aliment que je ne percevais ni comme plaisir ni comme bienfaiteur, j’ai trouvé mon bonheur avec les laits végétaux.Il n’empêche qu’au fil du temps j’ai lu*, écouté, (re)goûté, et fait la part des choses.
Il y a lait et lait. Le lait de vache standardisé, industriel, flash-pasteurisé et homogénéisé, constitue la plus grande part du lait consommé par les Occidentaux et peut à juste titre être critiqué. Et puis il y a un autre lait – le bon – celui de vaches à l’alimentation irréprochable, traité avec respect. Celui-ci vaut la peine qu’on aille à sa rencontre, et peut-être qu’on révise son jugement, ou que l’on ose tout simplement la comparaison !
Je vous propose d’aller toquer à la porte de la laiterie Gaborit, dont les produits vous sont peut-être déjà familiers. Pour qui souhaite comprendre ce qui se joue avec le lait, difficile de trouver meilleur endroit. Chez eux, c’est limpide : on nourrit les vaches avec les végétaux que l’on cultive sur place, on les trait et on transforme leur lait avec soin, exigence et simplicité. Et surtout, on explique. Loin des standards industriels, il sera question de terre, de saveurs, de lait comme on l’aime et du plaisir qu’il apporte. Reconvertie ? Et fière de l’être !
* Voir le Sat’info n°105, 2009, reportage et entretien : “Gaborit, le meilleur des produits laitiers” et le livre de Carol Vachon, Pour l’amour du bon lait.
En arrivant chez la famille Gaborit, je m’attends à causer illico vaches, yaourts et voie lactée. Ce serait aller un peu vite en besogne… Parce que tout part du sol, un détour par les saveurs terrestres s’impose avant toute autre chose.
La journée va donc débuter par une balade champêtre dans les prairies et les champs dédiés à l’alimentation des vaches. On est en juin et le printemps a été quelque peu… pluvieux.
A Maulévrier, dans l’Anjou, les prés sont d’un vert chloro-phylle à faire pâlir de jalousie un bassin de spiruline, et abondamment fleuris. On fait le compte des variétés de trèfles et de fleurs dans une même prairie et on admire au passage les cultures de fèverole, de triticale, d’avoine et de petits pois qui ont atteint cette année des hauteurs totalement iné-dites. Pas de place pour les mauvaises herbes ni pour le moindre coquelicot dans ce mélange céréalier qui, une fois récolté, donnera un foin exceptionnel. Voici d’ailleurs le foin en train d’être séché ; on le respire, il est vert, il sent le printemps. Quelques se-maines plus tard, les vaches Jersiaises se réga-leront de ce concentré de prairie aux fleurs compo-sées, auquel on aura ajouté de l’herbe, des betteraves, les céréales aplaties juste la veille à la meule, des pois, des fleurs composées… L’essentiel. Elles en ont de la chance, les petites Jersiaises !
Laissons-les donc ruminer tranquillement, et asseyons-nous autour d’une table pour faire le tour de la question. C’est qu’on en a, des choses à comprendre… et à déguster !
Interview – Bernard Gaborit
A la rencontre des vaches Jersiaises
Foin, betteraves et céréales en hiver, prairies fleuries en été… Vos Jersiaises ne manquent vraiment de rien. Est-ce que les saisons ont une influence sur le goût de leur lait ?
Il est plus coloré et sucré l’été, car les vaches sont en prairie. Mais son goût change aussi au gré de la météo. S’il a plu la journée, il est moins jaune à la traite du soir. Si l’alimentation de l’animal est excellente, le lait est excellent ; on le voit à sa couleur crème légèrement orangée, due à la présence de bêtacarotène. Dans ce lait, il y a toute la richesse d’une belle prairie, d’un très bon foin, hiver comme été pas besoin d’ensilage… Et quand on a les meilleures prairies, inutile d’aller donner aux vaches du tourteau de lin pour que leur lait soit naturellement plein d’oméga-3 !
D’où votre slogan, « La terre libère ses saveurs »…
Tout vient de la terre. Je suis devenu paysan par vocation et je suis convaincu que c’est autant un état d’esprit qu’un métier. Le paysan a les deux pieds bien ancrés dans le sol, il doit savoir aimer la terre, l’écouter et l’observer. S’il ne la bouscule pas, elle pourra lui envoyer les bons messages. En 1973, je travaillais à la ferme de mes parents en utilisant des traitements chimiques, comme tout le monde. Notre sol allait mal, et nous ne cherchions pas à comprendre pourquoi. Pour l’aider, nous lui donnions toujours davantage de chimie, et il s’appauvrissait en conséquence… Nous avons fini par nous renseigner sur des méthodes alternatives et compris que le sol était capable de donner le meilleur… tout seul. Notre priorité a donc été la mise en place de la rotation des cultures. En donnant à la terre du compost et du fumier bio, c’était comme si nous lui avions greffé un poumon tout neuf ! En 1979 quand je me suis installé à la Grande Nillière, je n’ai pas hésité une seconde à passer en bio. Aujourd’hui, nous sommes vraiment fiers de la qualité de nos champs. Il n’y a qu’à voir la hauteur des pois de senteurs, au milieu desquels on ne trouve pas la moindre mauvaise herbe !
Pour bien comprendre en quoi votre lait est différent, il faut aller voir du côté de celles qui le font. Qu’est-ce qui fait des petites Jersiaises des vaches pas comme les autres ?
La Jersiaise est toute petite en taille, mais en nombre c’est la deuxième race mondiale. Elle est très prisée pour son lait, qui est plus riche en tout : matières grasses, protéines, minéraux – notamment le calcium, 25% de plus… C’est la « vache laitière » par excellence. Avec moins de nourriture, elle fournit plus de lait, et il est meilleur ! Comme elle rumine beaucoup plus longtemps et qu’elle a un très gros foie, elle transforme en lait tout ce qu’elle mange. C’est aussi la « vache écolo » car elle rejette deux fois moins de méthane qu’une autre vache du fait de sa petite taille. Elle est originaire de l’île de Jersey, au large de l’Angleterre, mais on la retrouve aux quatre coins du globe. Elle s’adapte à n’importe quel terrain. Même dans le Sahel ou sur le sol sec du Brésil, même avec un mauvais fourrage, elle donne un bon lait… En fait, c’est l’inverse de la Prim’Holstein, à laquelle il faut constamment donner des farines, des tourteaux ou de l’ensilage parce que les champs ne lui suffisent pas.
Bernard Gaborit et la fromagère, sa fille Marie
Elles semblent particulièrement affectueuses…
Les Jersiaises sont toujours bien traitées par leurs éleveurs, parce qu’elles sont douces et belles comme des biches. Elles aiment le contact humain, ce sont des vaches de compagnie et de concours de beauté. On s’efforce de ne jamais les stresser. Ici, pas de bâton ! Notre système de traite est un manège à 24 places qui les fait tourner tout doucement et ne dure qu’une heure. L’absence de bouses sur le sol montre que cela ne les stresse pas du tout. C’est essentiel de choyer les animaux, de leur éviter les courants d’air, de leur donner une bonne litière… Il faut savoir que même en bio, on aurait le droit de faire dormir des bêtes sur des caillebottis ou du béton. On pourrait aussi les priver de pâturage et couper ce lien au sol… Ça, c’est une autre agriculture, et ce n’est pas notre façon de voir les choses.
Même en bio, vous considérez qu’il y a des types d’agriculture différents ?
Oui. Avec la définition européenne du bio en place depuis 2009, les agriculteurs ont le droit d’utiliser du compost non bio, ou de mettre dans les yaourts de la poudre de lait bio qui vient de Nouvelle-Zélande… Pour nous, c’est une perte de sens. On peut tout avoir sur place car nous n’avons pas besoin de poudre de lait pour faire nos yaourts. On tient à rester dans notre logique de la « bio + », qui correspond au logo AB d’avant, et au logo Bio-Cohérence de maintenant.
Le bon lait
Votre lait est radicalement différent du lait industriel. Comment pourrait-on le décrire ?
Notre lait cru, c’est l’exact opposé du lait en brique UHT (ultra haute température). Il est tiré du pis puis immédiatement refroidi à 3 °C. C’est tout ! A la dégustation, il nappe le palais et remplit la bouche comme s’il s’agissait d’un lait concentré au goût de prairie. C’est saisissant de voir des personnes le goûter quand elles avaient oublié le goût du « vrai » lait – elles retombent en enfance. La crème, bien jaune, pleine de carotène, peut remonter jusqu’à occuper tout le tiers supérieur de la bouteille. Et puis, ce qui différencie ce lait d’un lait standard, c’est aussi la philosophie que sa consommation implique. Le lait cru, qui ne se conserve que 4 jours au frais, exige de faire plus souvent ses courses et de ne pas vouloir faire des stocks dans son garage… C’est une autre manière de consommer, presque identitaire.
Comment procédez-vous pour le transformer ?
Nous faisons tout pour ne pas le dénaturer. Les conditions d’hygiène sur l’exploitation sont irréprochables, et nous traitons le lait comme les vaches : avec douceur et en prenant notre temps. Nous nous refusons à utiliser les procédés de flash-pasteurisation qui chauffent le lait très haut et très vite, et nous choisissons de le chauffer tranquillement au bain-marie jusqu’à 72°C, en le brassant doucement. C’est cette technique qui fait la spécificité de notre lait frais pasteurisé.
Un autre procédé que vous n’utilisez pas, c’est l’homogénéisation. Il serait bon d’expliquer à nos lecteurs en quoi cela consiste, et ce qui différencie un lait non homogénéisé d’un autre.
Dans nos produits au lait entier, la matière grasse forme en surface une couche un peu orangée. C’est de la crème, et c’est tout naturel… Homogénéiser, c’est lutter contre ce phénomène pour obtenir un produit totalement lisse, standard toute l’année. Les laiteries qui ont un lait un peu pauvre sont d’ailleurs obligées d’avoir recours à ce procédé pour lui donner une meilleure texture. Elles soumettent donc le lait à une pression intense allant de 100 à 250 bars et à de la chaleur, afin de briser ses molécules. Ce n’est pas sans conséquence sur la santé : une fois éclatées, lesdites molécules passent la paroi intestinale et se retrouvent alors dans le sang. C’est cela qui est nocif, qui provoque des allergies et des intolérances aulait de vache. Dans un lait non homogénéisé, les molécules restent entières, suivent le cours de la digestion et sont mieux assimilées.
En termes d’intolérances alimentaires comme de goût, il y a donc lait et lait…
Quand le lait est décrié, il faut bien voir de quel lait on parle… Bien sûr que le lait « actuel », le lait industriel standardisé que consomment la plupart des gens, est mauvais pour la santé et difficile à assimiler. Mais un lait comme celui de nos Jersiaises, non dénaturé, est parfaitement sain. C’est un aliment respecté que tout le monde, sauf exception, peut consommer avec plaisir. C’est tout simplement le bon lait d’autrefois, que buvaient les enfants d’agriculteurs en pleine santé…
Le savoir-faire Gaborit
Passons maintenant du lait au yaourt. Quand on lit certaines étiquettes, on se dit que c’est bien compliqué… Poudre de lait, stabilisateurs, conservateurs… Il faut vraiment tout ça pour faire un bon yaourt ?
Pour faire de bons yaourts, on a juste besoin d’un bon lait. Certaines laiteries, même en bio, font leurs yaourts avec du lait en kit : poudre d’un côté, eau de l’autre, pour un coût de revient très faible. Ou bien elles ajoutent de la poudre à leur lait parce qu’il est trop pauvre pour se tenir… Chez nous, c’est simple : on fait chauffer le lait tout doucement, on l’ensemence, on le met en pots, puis les yaourts restent quelques heures en étuve avant d’être mis au frais. On n’y met ni poudre de lait, ni gélifiants ni conservateurs. Pour les yaourts aux fruits, nous avons choisi une confiture de fruits frais peu sucrée et nous n’ajoutons pas de sucre. Et pour les yaourts aromatisés à la framboise ou au citron, nous avons sélectionné des arômes bio issus des fruits. Ça tombait sous le sens…
Votre entreprise a beaucoup grandi depuis une dizaine d’années. Etes-vous restés des artisans ?
Nous avons une quarantaine de salariés, nous ne sommes donc pas légalement dans le cadre de l’entreprise artisanale (11 salariés maximum). Mais dans l’esprit, nous sommes des artisans. Tous nos produits sont fabriqués deux fois par semaine. Rien n’est fait à la chaîne. Chaque étape correspond à une salle ou à une machine contrôlée par une ou plusieurs personnes porteuse d’un savoir-faire. Prenons l’exemple de la crème : pasteurisée tout doucement, elle plus ou moins liquide ou épaisse selon l’alimentation des vaches, et son taux de matières grasses varie alors très légèrement. C’est un vrai travail d’artisan que d’adapter sa fabrication pour fournir au consommateur un produit régulier.
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CC