A sillonner ses routes en voyant fleurir à chaque virage des invitations à déguster du Picodon ornées de bêtes à cornes, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : l’Ardèche est historiquement réputée pour ses fromages de chèvre. Or à Gilhoc sur Ormèze, où nous nous rendons, une fromagerie hors normes a choisi de faire ce qui ne se fait pas : du lait de brebis, avant tout le monde, du bon lait cru, et toute l’année.
Dans ce grand corps de ferme en rénovation posé là aux abords d’une rivière – l’Ormèze – et d’une route en lacets, beaucoup de lacets (dépourvus d’invitations à déguster des Picodons), Gilles et Françoise Gamon nous accueillent avec la joie de tout nous raconter. Un café n’y suffira pas. Gilles Gamon est un pionnier, un de ces convaincus du bio qui s’engagèrent dans la définition d’un cahier des charges unique de l’agriculture bio, à l’origine du logo AB. Au départ producteur de brebis à viande, il décida un jour de 1984 de se spécialiser dans le lait de lacaune, brebis emblématique de l’Aveyron, chez lui, en Ardèche. A l’époque, les consommateurs ne connaissaient que le lait de vache, éventuellement celui de chèvre pour la touche terroir… Les banques lui ont ri au nez, il a claqué leur porte, et il l’a fait quand même !
Quelques années plus tard, à la tête d’un troupeau de 300 brebis laitières et lorsqu’est venue l’heure d’envisager l’avenir, deux de ses quatre enfants le pressaient de voir plus grand que prévu : Blandine se voyait déjà fromagère et Jean-Charles, commercial. Ils ont depuis été rejoints par leur frère Norbert, qui s’occupe du troupeau, et par Pierre-Clément, mari de Blandine, fromager comme elle. La fromagerie fermière est devenue une SARL qui emploie une quinzaine de personnes, statut qui lui permet de collecter le lait à d’autres producteurs. De brebis, mais aussi de chèvre : de la faisselle à la tomme affinée en passant par les fromages frais, les pâtes persillées et le lait en bouteille, toutes les productions Val d’Ormèze sont réalisées avec les deux laits.
Le bon lait
Trouver des partenaires laitiers n’est pas chose aisée. La Fromagerie du Val d’Ormèze collecte le lait d’une douzaine d’éleveurs sur la base de contrats de cinq ans, s’engageant à les accompagner dans leur démarche de qualité du lait. Car le bon lait, c’est le nerf de la guerre ! Et Gilles Gamon est intraitable : un lait bon ne peut être obtenu qu’avec une alimentation irréprochable. Il insiste sur le pâturage, la rotation des cultures, le compost de fumier, la qualité des foins séchés ou enrubannés et l’absence totale d’ensilage (pourtant toléré en bio). A Gilhoc, le troupeau de brebis est déplacé quotidiennement pour que les bêtes pâturent chaque jour une herbe différente, toujours riche et variée. Double avantage : cette nourriture de qualité garantit un lait riche et crémeux, et la chlorophylle de l’herbe protège les mamelles des animaux contre de nombreuses maladies. L’hiver, elles consomment le même mélange, transformé en foin. « C’est franc bon ! », nous promet Gilles, et l’on n’a aucune peine à le croire.
Les brebis donnent du lait sept mois après le sevrage des agneaux, les chèvres dix. L’intérêt de travailler avec d’autres producteurs tout aussi regardants, mais rythmés différemment car localisés sur des zones bien distinctes par des altitudes allant de 300 à 1100 mètres, c’est de disposer de bon lait toute l’année. La transformation chez Val d’Ormèze ne connaît donc pas d’interruption. La fromagerie rachète l’intégralité de chaque production et se retrouve même parfois avec du lait en excès, qui sera transformé en fromages affinés et lait en bouteille. D’ailleurs, en ce début avril, ça déborde, nous prévient-on ! La fromagerie se refuse à congeler ces excès de lait, pratique courante dans l’industrie laitière…
Les consommateurs ont néanmoins parfois pris l’habitude de ne pas trouver de fromage frais en plein hiver (période de naissance des petits), et certains se méfient de cette fromagerie qui ne prend pas de vacances. La remarque a le don d’agacer Gilles Gamon, et on le comprend : « ce n’est pas parce que l’on produit toute l’année que l’on n’est pas des vrais bio ! ». Car le bio vu d’ici, c’est avant tout l’art et la manière de conserver ses qualités à un lait qui se tient tout seul. Les magasins veulent du fromage, les producteurs et les salariés veulent travailler, alors Val d’Ormèze nous donne du fromage toute l’année, fabriqué avec du très bon lait frais, et surtout, du lait cru ! D’aucuns appellent d’ailleurs cela de la folie douce, car travailler du lait cru de manière artisanale équivaut à avancer sans filet. Mais côté qualité, on change résolument de catégorie : c’est du très haut de gamme.
Une fois qu’il arrive dans la cuve, la règle est simple : on ne fait pas les pitres avec le lait ! On ne le bouscule pas, on ne le triture pas, on ne le fait pas passer inutilement de cuve en cuve au risque de le faire mousser, et surtout on se refuse à céder aux pratiques de standardisation des industriels qui consistent à homogénéiser le liquide en éclatant ses particules grasses et à le pasteuriser à très haute température.
Les fromages au lait cru
Le moment est venu d’aller visiter la fromagerie ! On nous avait prévenus : ça déborde. L’extension des locaux devenus trop étroits n’a pas encore abouti, ce qui n’empêche pas Blandine et deux autres fromagers de travailler dans la bonne humeur à la confection de deux types de produits : des caillés lactiques (fromage frais et faisselle) et des fromages à pâte pressée non cuite (tomme affinée).
Le message ici est le même qu’à la ferme : plus tu fais simple, plus tu fais bon ! Du lait, de la présure, la bonne température, le bras et l’oeil du fromager, et voilà que le liquide blanc se transforme en délice à couper au couteau. Magique ? Pas trop. Ultra précis et technique, assurément. Tout au feeling, aussi. Propre, incroyablement propre, jamais standardisé.
Le lait est chauffé lentement avant d’être caillé au moyen de présure. Celle-ci fait durcir le lait, formant un gel qu’un râteau métallique, fixé sur la cuve, va trancher d’abord en gros morceaux, puis de plus en plus petits, jusqu’à la taille de grains de maïs.
Le caillé est alors déversé dans les moules, sous la cuve, que les fromagers se hâtent de remplir pendant que le lactosérum s’évacue. Dans les moules, les tommes se forment peu à peu. Douze heures plus tard, après égouttage, elles sont salées au gros sel de Guérande. Les grains de sel mettront douze heures à pénétrer la pâte, évacuant le plus gros de l’humidité. Les fromages peuvent ensuite être mis en cave pour être affinés 3 à 4 mois. On le mesure tout au long du processus, mais surtout sous les voûtes de la cave où maturent petites et grosses tommes sous leur délicat duvet gris : le fromage est vivant. Et vivant, on peut l’adapter à de nouveaux besoins.
Les jeunes Gamon ont le sens pratique et le nez pour proposer d’innover sans effaroucher : du brebis râpé en sachet, mais aussi de la tomme en portions de 150 grammes parfaitement rectangulaires, obtenues en moulant le fromage sous forme de pavé et non de meule circulaire, histoire de nous épargner de devenir chèvre, à hésiter entre trop de croûte et pas assez de pointe…
Sur la route du lait
En 2016, la fromagerie a racheté des locaux dans la Haute-Loire, au Mazet-Saint-Voy, village traversé depuis des années par le camion de ramassage de lait. Une nouvelle aventure motivée par la volonté de Jean-Charles de créer une bouteille de lait longue conservation avec un process artisanal loin des méthodes industrielles de standardisation et d’Ultra Haute Température.
Le lait cru est embouteillé puis stérilisé dans un autoclave pendant quelques minutes. Il ne monte pas plus haut en température que lorsqu’on le fait bouillir à la maison, et surtout il ne déborde pas de la casserole ! Ce lait en bouteille est commercialisé chez Satoriz à la marque Natur’Avenir au rayon ambiant, et à celle de Val d’Ormèze au rayon frais (lait de chèvre uniquement dans ce dernier cas). Les laits en bouteille sont de plus en plus appréciés des consommateurs, qui s’interrogent parfois sur leur aspect. On s’amuse à observer une bouteille de lait de brebis. Point de liquide uniformément blanc. On est dans un blanc cassé sur la partie inférieure, couverte d’une couche mousseuse d’un blanc éclatant. Le lait de brebis est riche, c’est un fait ! On se demande avec gourmandise si la crème du dessus pourrait monter en chantilly, et on note mentalement d’essayer…
Mais trêve de contemplation, ici les idées se bousculent. Blandine a mis au point la recette du bleu de brebis et de chèvre, un fromage au lait cru à pâte persillée, molle et crémeuse, blanc dehors (comme le camembert) et bleu dedans (comme le roquefort, avec une pâte beaucoup moins sèche). On s’est promis d’y faire un crochet la prochaine fois : gageons que d’autres surprises nous en offriront, d’ici là, le délicieux prétexte.
CC