Pas revanchard, Jean-Claude Peretto préfère en rire : « le Grenadier ne viendra jamais en France« , avaient prédit par écrit les experts de nos plus hautes instances de recherche agricole. Caramba, encore raté, merci Messieurs ! Les grenadiers sont bien là, sur 10 hectares, entre Avignon et Nîmes. Ils sont à leur place. L’idée est de cultiver à nouveau en Provence un fruit provençal, en bio, et d’en faire le premier jus français obtenu de fruits français. Ce jus en vaut la chandelle : vous êtes nombreux à le consommer au quotidien, et vous n’avez pas tort. Il fallait juste qu’un extralucide ait repéré dix ans plus tôt le besoin d’une production locale, et qu’un Superman ait la force, la patience et le savoir pour la mettre en place. Jean-Claude Peretto a su être les deux.
Marie-José, l’épouse de Jean-Claude Peretto, nous rappelle dans les pages qui suivent la place qu’avait la grenade dans l’Antiquité. L’extralucide aurait donc pu être oracle, le Superman Hercule. C’est pourtant bien aux lenteurs et réticences franco-françaises qu’a dû faire face Jean-Claude Peretto pour ses douze travaux. Allez, on n’en parle plus, si ce n’est pour signaler que l’intrépide s’est lancé dans cette aventure risquée en lieu et place d’une retraite bien méritée. Vous voyez le bonhomme ?
Nous sommes en 2015, l’heure de recueillir les fruits de tant d’efforts. Les arbres, encore arbustes en l’occurrence, ont la taille nécessaire pour donner suffisamment de grenades, soit 20 à 30 kilos chacun. Ces arbres, il a fallu les planter, et Jean-Claude Peretto a été bien avisé de sélectionner plusieurs variétés* avant de le faire. Il a de ce fait la possibilité de nous servir aujourd’hui de la grenade de bouche, mais aussi un excellent jus, judicieux mélange de ces différentes variétés. En bon connaisseur des logiques profondes du bio, ce ne sont d’ailleurs pas les seuls arbres qu’il a fait pousser : l’équilibre naturel d’un verger passant par la biodiversité, les rangs de grenadiers côtoient en bonne intelligence agricole néfliers, figuiers, oliviers, arbres à kaki…
Notre petit arbre deviendra-t-il grand ? Peut-être, puisqu’il peut atteindre huit mètres. Mais ce n’est pas forcément souhaité, la culture et les récoltes de la grenade ne s’en trouvant pas facilitées. Quoi qu’il en soit, il faut veiller à l’arroser au goutte-à-goutte, comme l’olivier, et le tailler chaque année, comme l’olivier aussi. Une des sympathiques caractéristiques du grenadier réside dans son côté hermaphrodite. Dès le printemps, on repère deux fleurs distinctes : l’une a une forme de clochette, évasée. C’est la fleur qu’on pourrait qualifier de mâle, ce qui ne l’empêche pas de tomber au printemps. L’autre est arrondie, en forme de jarre, on l’appelle « la balauste ». Elle donnera le fruit.
Ce fruit peut être consommé tel quel avec plaisir, mais non sans quelques menues difficultés. Le couper, l’égrener… Ce qui est bon se mérite. Obtenir du jus n’est pas plus facile. Les industriels ont pour ce faire de grosses presses qui s’acquittent correctement de la tâche, mais qui sont financièrement hors de portée du jeune entrepreneur qu’est Jean-Claude Peretto.
C’est donc la débrouille qui a prévalu, pour un résultat qui n’en est que meilleur : on appelle les copains, riches d’autant d’expériences mécaniques que leurs compétences professionnelles sont diverses, et on planche… Il en est sorti une machine astucieuse et efficace, qui permet ce jus, équilibré, utile, écologiquement responsable.
Qu’est-ce qu’on est contents ! Les medias aussi, qui trouvent là un sujet original dont journaux télévisés comme hebdomadaires papiers se sont avidement emparés. Et voilà l’affaire. D’où la gloire, la satisfaction du devoir accompli, et le repos, enfin ? Non messieurs-dames, pas pour Jean-Claude… Une étape a été franchie, c’est tout. Sacré bonhomme !
Entretien : Marie-José Peretto
La grenade, son histoire, ses représentations artistiques, sa symbolique
Marie-José Peretto travaille inlassablement son sujet, la grenade. Elle le fait avec un regard particulier pour un angle passionnant : traquer partout dans le monde ses représentations rituelles, religieuses ou artistiques, tout en affinant sa perception symbolique. Quand elle ne cherche pas çà et là dans les bibliothèques, fouine ici ou ailleurs chez les apothicaires, arpente les musées, elle transmet son savoir à l’occasion de conférences appréciées. Avant la publication d’un livre ? Nous l’espérons, Madame !
Votre mari Jean-Claude Peretto fait revivre la culture de la grenade en Provence. Pour votre part, vous consacrez beaucoup de temps à la connaissance historique et symbolique de ce fruit. Pourquoi tout ce travail ?
C’est venu tout naturellement, comme une évidence. Il y a peu encore, on trouvait de la grenade dans tous les jardins en Provence. Tous les anciens se souviennent en avoir mangé enfant… Ce fruit est également l’emblème d’un des plus grands poètes provençaux, Théodore Aubanel, auquel je suis sensible. Ajoutons à cela que je suis née à Alger, en un pays où on vivait avec les grenades. Enfin, en y regardant de plus près, j’ai vite compris que le fruit apparaissait systématiquement comme étant béni des dieux… C’est notamment un fruit sacré dans les trois religions du livre. Cela mérite attention ! J’ai donc essayé de comprendre pourquoi.
Que sait-on de l’origine de la grenade ?
Cette origine est à chercher en Asie centrale. Pour ce qui est de la représentation de la grenade, l’histoire commence avec l’invention de l’écriture, en Mésopotamie, dans la région de Sumer. C’est à Babylone, source première de tous les systèmes d’idolâtrie, qu’on en voit pour la première fois une trace visuelle : une branche, avec trois fruits, vers 3000 avant JC. Dès cette époque, la grenade a été l’attribut d’une déesse. Dès cette époque également, on se servait de ce fruit pour soigner.
De Babylone à la Palestine, comment la grenade est-elle devenue un symbole biblique ?
En migrant d’Est en Ouest, les populations de Mésopotamie ont emporté ce fruit. La Mésopotamie étant la terre d’Abraham, on retrouve la grenade dans l’Ancien Testament*; elle est citée parmi les fruits de la terre promise, et on la retrouve donc aussi dans la Thora. Pour les kabbalistes, 613 correspond au nombre d’arilles qu’il y a en moyenne dans une grenade, et c’est également le nombre de désirs égoïstes qu’il faut combattre. On retrouve enfin la grenade dans le Coran. « Dans chaque grenade, il y a un grain céleste », dit Mahomet. La grenade est donc un fruit sacré pour les trois religions des enfants d’Abraham. Mais elle était aussi présente dans les religions polythéistes. On trouve des graines dans le tombeau de Toutankhamon et en ornement dans de nombreuses tombes royales.
Les Grecs ont-ils rendu hommage à ce fruit ?
On a retrouvé de très nombreuses variétés différentes de grenade amenées comme offrande au temple de Samos en l’honneur d’Héra, la déesse du mariage et de la fécondité dont l’emblème est la grenade. Les archéologues et ethnobotanistes étudient beaucoup cette piste. De manière générale, la grenade est très présente dans la mythologie, notamment par Perséphone, fille de Déméter, et Dionysos. Dans ses fêtes orgiaques, il y avait toujours présence de grenade dans ses coupes de fruits.
Comment la grenade est-elle arrivée jusque dans nos contrées ?
La grenade est probablement entrée en Andalousie en même temps que l’olivier, par les comptoirs phéniciens. Par la suite, les Arabes ont amené de nouvelles variétés en Espagne, avec la conquista. Mais ce sont les armées romaines qui l’ont introduite en France. Pline l’Ancien raconte qu’il voyait des vergers en Gaule, et que la grenade accompagnait la légion romaine pour soigner les maux de ventre et les parasites, dont le ténia.
Deux mille ans d’histoire en Provence… On considère pourtant généralement la grenade comme un fruit exotique !
C’est vrai, on oublie un peu que ce fruit est vraiment provençal. On rappellera d’ailleurs que la variété de grenadier endémique est ici appelée « la Provence ». C’est aussi l’arbre que chantent Mistral, Aubanel, les félibres… Le fruit est très beau, rouge, son jus est délicieux, mais ce cultivar n’avait que peu de succès, car ses pépins sont durs.
En France, on n’en trouvait qu’en Provence ?
Il y a eu une période de réchauffement climatique au XIIe siècle, et le grenadier est alors remonté jusqu’au nord de la Loire.
Comment les provençaux se sont-ils symboliquement approprié la grenade ?
Tous les poètes provençaux parlaient le latin, et parfois le grec. Ils étaient cultivés, familiers des références à l’Antiquité, italianisants… La grenade faisait partie du décor, on en voyait non seulement dans les jardins, mais aussi au bord des routes. Les provençaux sont très liés à la Grenade par la culture provençale, notamment la littérature. Mistral avait choisi la plume comme emblème, Théodore Aubanel* a pris pour sa part la grenade entrouverte pour symboliser la fécondité féminine, l’amour absolu*.
*Frédéric Mistral à propos de Théodore Aubanel : « Grâce à lui, les graines de corail de la grenade entrouverte deviendront en Provence le chapelet des amants ».
Les provençaux sont-ils toujours conscients aujourd’hui de ce lien culturel fort avec ce fruit ?
Les anciens, oui. Ils appellent la grenade la miougrana, pour « mille grains » le miougranier étant le grenadier. Ils l’ont appréciée étant enfants, elle était rafraichissante, même s’ils devaient se méfier de ne pas tacher leurs vêtements, les tanins de la grenade étant indélébiles. Mais ce lien s’est distendu quand la grenade a été remplacée par les agrumes et le raisin, plus faciles à manger.
Quels types de bienfaits attendait-on de la grenade ?
Tous les remèdes de bonne femme en intégraient, pour les maux de ventre, les hémorragies, les dents, les oreilles. On traitait la conjonctivite. On a soigné les Papes Clément VI, Innocent VI et Urbain V avec des emplâtres de grenade et des bains de bouche… Au xixe siècle, La grenade faisait partie de la pharmacopée des hôtels-Dieu – les anciens hôpitaux – à Carpentras et Pont-Saint-Esprit. On utilisait la fleur ou l’écorce, selon les lieux. On a d’intéressantes traces de ces usages par la littérature. Rabelais, qui était médecin, faisait boire dans ses livres du sirop de grenade à Pantagruel. Molière, qui a sillonné le Languedoc, en fait boire au malade imaginaire. Charles VI fut d’ailleurs soigné au même sirop.
Que de références !
En littérature, on peut y ajouter Shakespeare, dans Romeo et Juliette, Ronsard, Vigny et bien d’autres…
On cite beaucoup les représentations artistiques, mais quelles traces la grenade a-t-elle laissées dans la vie quotidienne ?
J’en donnerais volontiers un exemple au niveau du langage tout d’abord : la fleur du grenadier s’appelle la balauste ; elle est arrondie, en forme de jarre. La balauste a donné le mot balustrade, pour désigner une barrière ajourée avec des arrondis. La grenade donnait lieu aussi à des ornementations, notamment sur les commodes qu’on offrait aux jeunes mariés ; on y sculptait des grenades, signe de fécondité. En Provence, les robes des mariées recouvraient un jupon sur lequel était ornementée la grenade, par bourrage de coton. Cette technique, le boutis, était coûteuse, et le degré d’ornementation du jupon était donc un signe de richesse. On soulevait sa robe son jupon plus ou moins haut pour laisser entrevoir l’importance des broderies, et signifier de ce fait son rang dans la société.
La grenade s’impose comme aliment, comme remède, mais aussi comme symbole. Quelle force peut bien receler ce fruit pour infuser symboliquement toutes les strates de la société, religieuses ou non ?
Dans la mythologie, le grenadier serait né du sang versé lors des violentes rivalités de dieux ou demi-dieux, mais aussi de leur émasculation. Le fruit contient des arilles, et son écorce est dure. C’est un fruit fort qui renferme une multitude de graines. Il y a cette idée d’une semence, d’où la symbolique de la fertilité, particulièrement présente dans les mythes anciens. La grenade est donc symbole de fertilité par le nombre de ses arilles, mais elle est aussi signe de fécondité, et notamment de fécondité spirituelle dans le catholicisme, ce qu’on retrouve chez Marie, entres autres. De nombreux tableaux de Botticelli représentent la Madone à la grenade. La Madone et Jésus tiennent ensemble la grenade, ce qui préfigure à la fois la passion du Christ, le sang du Christ, la fécondité spirituelle de Marie mais aussi la résurrection. Les Francs-Maçons, eux, se sont servi de la grenade pour symboliser l’unité au travers des loges que contient la grenade, tout comme certains rois qui ont pris ce fruit coriace et qui résiste pour symboliser l’unité d’un peuple ou d’un royaume, avec cette écorce dure qui rassemble de nombreuses unités, malgré les divergences.
Votre travail a mis en valeur l’incroyable nombre de représentations anciennes de la grenade en ornement, ou dans l’art pictural. Les peintres modernes ont-ils également fait honneur au fruit ?
Matisse faisait sa prière à l’ombre des grenadiers, et les a représentés. Dali avait beaucoup de grenadiers dans son jardin en Espagne. Il peignait Gala avec des grenades, symbole d’amour, d’érotisme.
Aujourd’hui, ce sont surtout les médecins qui s’intéressent à la grenade et en découvrent les innombrables vertus…
Tout ce que les anciens nous ont appris a servi de tremplin : c’est la raison pour laquelle je préfère dire qu’on redécouvre les vertus de la grenade. Bien entendu, les techniques moléculaires de la médecine moderne permettent d’aller plus loin et laissent augurer de très belles avancées médicales grâce à la grenade. On a découvert plus de 60 molécules la constituant, dont certaines sont très étudiées, notamment en oncologie. Beaucoup de thèses circulent en Israël, aux Etats-Unis. La grenade n’a pas tout dit.
Un tel entretien ne peut être le lieu de préconisations santé. Mais quels types de connaissances sont établis aujourd’hui ? Que peut-on dire de ses supposés bienfaits ?
Ce qui est indéniable, c’est qu’elle contient beaucoup d’antioxydants. C’est attesté. On peut aussi dire qu’elle fait baisser la tension, elle a donc un intérêt contre les maladies cardiovasculaires. On sait également qu’elle fait baisser le taux de PSA, considéré comme un indicateur du cancer de la prostate. Dans ce cas, mais également en cas de cancer du sein, certains oncologues conseillent le jus de grenade.
Revenons au plaisir que procure la grenade : comment peut-on l’ouvrir, puis la consommer ?
Point numéro un de la technique, en toutes circonstances : il faut commencer par mettre un tablier ! Puis on la cisaille en quatre, avant de l’égrener. On peut faire du jus frais avec un presse-agrume. Pour ma part, je le fais à la centrifugeuse, en gardant quelques peaux blanches, car elles contiennent les antioxydants.
Y a-t-il des applications culinaires ?
On peut faire du sirop, des cocktails, de la gelée… J’aime beaucoup mettre de la grenade fraîche dans les taboulés. Quelques grains avec les huitres, cela se marie très bien. Certaines sauces se trouvent améliorées grâce au petit côté acide de la grenade, avec des viandes, le canard notamment. Beaucoup d’amateurs donnent des recettes sur Internet.
Merci beaucoup Madame Peretto. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Je suis toujours à l’affût de tout ce qui concerne les représentations artistiques de la grenade !
JM