La moutarde – Entretien : Marcel Recorbet

moutardeLa moutarde, peu la consomment à la cuiller… Mais allez l’ôter de la bouche de ceux qui l’utilisent au quotidien… Autant les priver de manger, tiens ! Notons que cette quasi-addiction n’est pas le seul fait de consommateurs portés sur une alimentation carnée. Les consommateurs bio, a priori moins concernés par le steak, sont tout aussi accros à la moutarde. Chers clients, n’avez-vous pas manifesté votre déception quand, de manière bien éphémère, nous en avons manqué dans nos rayons ?

Bien sûr, une telle carence n’était pas notre faute mais celle du voisin, comme il se doit. Notre voisin, que l’on accable avec autant d’élégance mais non sans affection n’étant autre que la société SDMR, installée près de Grenoble, qui produit l’excellente moutarde « La Cuisine d’Autrefois ». À Grenoble, de la moutarde de Dijon ?

Oui mon cher, et de la bonne certifiée, dégustation comparative à l’appui. Mais qu’est-ce qui peut donc bien lier la moutarde à la ville de Dijon au point qu’une moutarde de Dijon de Grenoble semble a priori moins légitime qu’une moutarde de Dijon de Dijon ? On commence par évoquer la légende.

L’histoire se déroule au quatorzième siècle, elle est guerrière. Elle met en scène le Duc de Bourgogne au moment où il s’engage pour porter secours au Comte de Flandres, assiégé. Pour aider le Duc, la ville de Dijon fournit mille hommes, choisis parmi les fabricants de Sénevé, l’antique moutarde. La tâche brillamment effectuée, le valeureux Duc rentre chez lui victorieux et offre sa devise à la population en faisant inscrire sur l’étendard qui accompagne ses troupes « Moult me tarde » ; sous-entendu « il me tarde de rentrer ». Mais l’étendard étant froissé, on ne distinguait plus le « me ». Ainsi se trouva recopiée comme blason de la ville la formule allégée « Moult tarde », liée pour l’éternité à Dijon. L’histoire fut relatée par un certain Tabourot, certainement un comique pour qu’on s’en souvienne encore. On l’aura compris, elle est aussi crédible que celle de Bacchus sortant de la cuisse de Jupiter, ou du ministère qui soutient le bio.

moutarde12Une légende recèle cependant souvent une part de vérité. Car la moutarde était certes fabriquée à cette époque un peu partout en France, mais plus particulièrement à Dijon, c’est un fait. Et pour le coup Bacchus revient en scène, car elle est aussi affaire de vin. C’est en effet dans les régions où il abonde qu’il se transformait en vinaigre, nécessaire à la fabrication de la moutarde.

Quoi qu’il en soit, l’étymologie du mot moutarde est certainement à chercher ailleurs. On trouvera hypothèse plus crédible du côté des Romains : le mot moutarde viendrait de « Mustum Ardens ». Les Romains délayaient la graine broyée dans le « moût » de raisin, et obtenaient ainsi un condiment « ardent », d’où son nom.

Allez, on s’est bien amusé. Reste à rendre aux Bourguignons ce qui n’appartient pas à César : s’ils n’ont inventé ni la moutarde, ni son nom, c’est bien l’un des leurs, Jean Naigeon, qui a formalisé en 1752 à Dijon la recette de la moutarde du même nom, telle qu’on la consomme aujourd’hui.

« La Cuisine d’Autrefois »

Moutarde et mayonnaise

Entretien : Marcel Recorbet

moutarde3On ne sait pas grand-chose de la moutarde…
On obtient de la moutarde de Dijon en mettant en œuvre une recette précise et codifiée, avec certaines graines bien choisies : la Brassica Juncea et la Brassica negra. On peut utiliser l’une, l’autre, ou les deux.

Les graines sont-elles cultivées sur place ?
Non. Il y a trop de demande pour cela. En conventionnel comme en bio, on est donc obligé d’avoir recours à l’importation : Roumanie, Canada.

La culture de cette graine serait-elle difficile ?
Au contraire, elle est plutôt facile. Elle présente aussi l’avantage d’être une culture de jachère, de constituer un « engrais vert » : elle permet d’enrichir le sol après deux ans de culture de céréales. Mais on n’a pas le même rendement qu’avec le blé ! Elle donne difficilement une tonne à l’hectare. Pour cultiver à la hauteur de la demande il faut de très grandes surfaces, qu’on ne trouve pas en France.

Mélange de Brassica Juncea et de Brassica negra

Mélange de Brassica Juncea et de Brassica negra

Comment en êtes-vous venu à fabriquer de la moutarde ?

J’ai commencé par en distribuer, puis par la conditionner. Certains clients m’ont alors demandé de petites quantités, sur des recettes bien particulières. Personne n’étant capable de produire à petite échelle, je m’y suis mis. Très vite, nous nous sommes dirigés vers le bio. Cette orientation a été due à un choc, éprouvé lorsque je me suis installé ici : j’avais l’habitude de brûler mes cartons et plastiques le week-end, sur les berges. L’occasion d’observer le ruisseau qui coule à proximité, et qui était parfois rouge, bleu ou vert… C’était dû aux rejets des papeteries qui travaillaient ici. Ce fait m’a ouvert à l’écologie, et j’ai compris qu’on ne devait plus faire n’importe quoi. J’ai aussitôt arrêté de brûler mes déchets et basculé en 1991 vers le bio, pour lequel je me suis engagé, notamment au niveau des certifications.

moutarde5Quel est le principe de base de la fabrication de la moutarde ?
On commence par faire tremper les graines dans le « verjus », qui est un mélange d’eau, de vinaigre (d’alcool, de vin blanc ou de cidre), de sel et d’aromates… Les graines macèrent ainsi, de 2 à 24 heures. Une fois imbibées, on les passe entre deux meules de pierre. Puis une centrifugeuse permet de séparer l’enveloppe du grain – qui est marron et qu’on appelle également « son » – de l’amande, la matière de la moutarde, à l’origine de la couleur jaune. Il reste alors à aérer la moutarde pendant 6 heures, afin qu’elle perde de la force, puis à la laisser reposer.

Le consommateur est très sensible à cette variation du piquant. Comment gère-t-on son intensité ?
La moutarde qui vient d’être fabriquée est très forte, trop. Pour qu’elle soit acceptable, il faut la laisser maturer au moins deux mois. L’année dernière, nous avons eu une période où cette maturation était moindre, ce qui s’est tout de suite senti. Cela ne se reproduira plus !

Voilà pour la « moutarde de Dijon ». Que dire de la « moutarde à l’ancienne » ?
C’est une autre recette, également codifiée. On l’obtient en partie grâce à une aromatisation différente. Mais elle est avant tout le résultat d’un autre procédé d’écrasage : lors du passage entre les meules de pierre, celles-ci ne broient pas les graines, elles les aplatissent. Les graines restent donc entourées de leur enveloppe, et l’amande n’apparaît que partiellement. Il n’y a donc pas de phase de centrifugation pour retirer le son. Curieusement, on a moins de problème d’intensité du piquant avec la « moutarde à l’ancienne ». La présence du son l’atténue.

moutarde6

moutarde7Lorsqu’on décrypte les étiquettes de « moutarde à l’ancienne », on trouve souvent du vinaigre d’alcool. Dans la vôtre, vous intégrez du vinaigre de cidre. Pourquoi ?
C’est l’ingrédient qui était à l’origine dans la moutarde à l’ancienne. Le vinaigre de cidre est cependant peu souvent utilisé, parce qu’il est cinq fois plus cher que celui d’alcool. Pour notre part, nous n’hésitons pas à l’employer parce que c’est avec ce vinaigre que nous aimons la moutarde à l’ancienne. Satisfaction : les consommateurs lui font vraiment honneur !

La moutarde douce ?
On l’obtient avec une autre graine, la Sinapis alba, une graine blanche. Elle a un goût particulier, plus amer, et le condiment qu’on obtient en l’utilisant n’est pas à proprement parler une moutarde. Dans sa composition, les épices et produits annexes sont beaucoup plus présents, on peut y retrouver ail, oignon, gingembre… Cette « moutarde douce » de type « Savora » n’existait pour l’instant pas en bio, mais nous la proposerons cette année, au mois de juin.

La Sinapis alba

La Sinapis alba

Qui fabrique de la moutarde en France ?
Quelques entreprises, mais très peu ! On doit être une dizaine. Les plus connues appartiennent à des multinationales.

Qui consomme de la moutarde ?
Les Français, énormément. Les Belges, beaucoup… Peu d’Italiens, peu d’Espagnols. Les Suisses ont leur propre recette, différente. Les États-Unis et le Canada sont de bons consommateurs. Mais partout dans le monde, c’est la Moutarde de Dijon qui est la référence. Premier signe de qualité reconnu par tous : il faut qu’elle soit fabriquée en France… ce qui n’est pas obligatoire, car la moutarde de Dijon est aujourd’hui un procédé, une recette, et non une origine.

Existe-t-il un summum de la moutarde ?
Oui, certaines recettes sont très abouties… et coûteuses. Elles n’existent pas en bio. Pour vous donner un exemple de ce qui fait la différence, on peut y intégrer de la violette, ce qui n’est pas facile. Ces violettes sont semées sur de la pierre volcanique… On peut trouver jusqu’à douze ingrédients dans une moutarde de luxe. Il existe aussi une IGP*, produite avec des graines de Bourgogne. Elle ne concerne que de très petites quantités.

* IGP : Indication Géographique Protégée

moutarde9Selon vous, qu’est-ce qui caractérise la moutarde « La cuisine d’autrefois » ?
Nous faisons tout pour avoir le meilleur produit de base possible avec les recettes « Moutarde de Dijon » et « Moutarde à l’ancienne ». Nous essayons encore d’affiner notre connaissance de l’intensité du goût, on peut toujours y travailler. Et nous allons vers des recettes plus élaborées, qui n’existent pas encore en bio : moutarde au miel, aux olives noires, et au piment d’Espelette, un magnifique ingrédient.

Les vertus de la moutarde ?
Les cataplasmes de graines, contre les bronchites ! Pour le condiment, disons qu’il aide à digérer. La moutarde étant acide, elle permet aussi la conservation.

Avez-vous l’expérience d’un usage culinaire improbable ?
Pas facile… Mais je peux en citer un : elle se marie bien avec les Spéculoos.

La mayonnaise

moutarde11L’instant vérité : nous venons de déguster chez vous aujourd’hui la première mayonnaise bio irréprochable ! Elle ne l’était pas encore il y a un mois… Comment se fait-il qu’il ait fallu attendre trente ans pour obtenir un résultat parfait sur un produit aussi basique ?
Le premier problème qu’ont rencontré les fabricants bio concernait le goût. On avait systématiquement un goût terreux en bio, qui était dû à l’utilisation d’huile de tournesol première pression à froid. Un vrai casse-tête ! En salade, cette huile ne pose pas de problème, mais en mayonnaise, ça ne passait pas… Nous avons trouvé la solution il y a douze ans. C’est suite à notre demande que les huiliers ont travaillé sur la désodorisation à la vapeur. Le deuxième problème était lié à la texture, on n’arrivait pas à une compacité suffisante. Nous venons d’acquérir la machine qui permet de l’obtenir. Un gros investissement, qui n’aurait pas été possible à une époque où le marché bio n’était pas mûr.

Que se passe-t-il avec cette machine ?
Une mayonnaise, c’est toujours une histoire de séparation ou d’assemblage de molécules. C’est de ce point de vue que cette machine nous a fait progresser, en nous faisant gagner en homogénéité. Je ferais volontiers l’analogie avec la ménagère, qui, avec les mêmes ingrédients, peut rater ou réussir une mayonnaise.

Et il vous a fallu vingt ans et des millions d’euros pour arriver au même résultat qu’elle ? On ne vous félicite pas ! (Rires…)
Sa mayonnaise n’est pas censée se conserver… Quand à la mayonnaise industrielle conventionnelle, les fabricants ont plus de facilités à l’élaborer grâce aux adjuvants qu’ils utilisent, colorants, arômes de jaune d’œuf et sucre, lequel renforce le rôle de liant du jaune d’œuf, de l’huile et de la moutarde. Le vinaigre qu’ils utilisent contient aussi un conservateur, le metabilsulfite, qui contribue à la stabilité de leur mayonnaise. Mais vous l’avez dit, en bio aujourd’hui, on y est !

À la bonne heure ! Si vous aviez à citer un disque, un livre, un tableau ?
-On vient de perdre Jean Ferrat. Je l’aimais bien.
– J’ai apprécié le livre de Chirac. Il ne contient pas de révélations, il faut le prendre comme une lecture simple, et c’est plaisant.
– J’ai des périodes de 3 ou 4 ans, pendant lesquels je privilégie certains de mes peintres favoris… Les sous-bois de Maugeri, très reposants. Villanueva, Aldi…

JM