La Salamandre est une maison d’édition franco-suisse indépendante et sans but lucratif. Ce sont aussi plusieurs revues dont le titre évoque cet animal jaune et noir, et que Satoriz a le plaisir de distribuer. Mais c’est surtout l’histoire d’un coup de foudre pour la nature et l’envie de la défendre en la faisant découvrir et aimer à tous de la plus belle façon qui soit. L’histoire de La Salamandre est belle et nous avons la joie de vous la conter aujourd’hui avec son fondateur, Julien Perrot.
Entretien – Julien Perrot
Vous avez créé la revue La Salamandre en 1983, à l’âge de 11 ans… ! Comment est née votre vocation naturaliste ?
Très naturellement : comme tous les gamins, je me baladais à quatre pattes pour regarder les fourmis et j’attrapais grenouilles, crapauds et tritons avec mes copains. En hiver, je mettais des boules de graisse dans une mangeoire à la fenêtre de ma chambre, c’est comme ça que j’ai appris à reconnaître mes premiers oiseaux. Mes parents m’ont parlé de mon grand-père – que je n’ai pas connu – qui a notamment participé à la réintroduction du castor en Suisse. Peut-être que quelque chose est passé par les gènes ? En tout cas, le déclencheur a été ma première rencontre avec une salamandre…
Racontez-nous !
J’avais 11 ans et je me promenais dans une belle forêt au bord d’une rivière que j’aimais beaucoup. Je devais avoir des grosses bottes en plastique, mon petit ciré et ma lampe de poche. Et puis tout à coup, j’ai vu une magnifique salamandre tachetée. Cet animal presque irréel tant ses couleurs – noir et jaune – sont peu courantes dans la nature m’a beaucoup impressionné. On aurait dit une sorte de jouet animé… Un peu plus tard, j’ai eu la chance de voir une maman salamandre mettre au monde ses petits dans l’eau. Les salamandres ne vivent pas dans l’eau et ne savent pas nager, mais au printemps, quand les soirées sont humides et chaudes, les femelles salamandres recherchent des petits torrents ou des mares forestières pour y déposer leurs larves qui ont, au début, des branchies aquatiques. C’était le grand miracle de la vie, quelque chose de mémorable pour l’enfant que j’étais ! J’y ai même repensé lorsque j’ai vu naître mes trois enfants. La naissance de La Salamandre, c’est vraiment une histoire d’amour pour la nature.
Avec l’envie d’agir pour la sauver…
Assez vite, j’ai pris conscience qu’on détruisait cette nature. J’ai vu des haies arrachées, des marais ou des forêts remplacés par des lotissements ou des zones industrielles, il y a eu Tchernobyl et la catastrophe de Schweizerhalle, on a même parlé à l’époque de la mort des forêts… J’ai ressenti beaucoup de colère et de tristesse. J’ai eu envie de faire quelque chose de positif : parler de cette nature qui est si belle, ouvrir le cœur des gens. J’ai donc créé un petit journal pour raconter mes observations et mes découvertes dans l’idée d’amener mes lecteurs sur le chemin de la reconnexion avec cette nature sauvage.
Comment financiez-vous cela au début ?
Cela ne coûtait pas grand-chose. Une fois par mois, des copains venaient m’aider, on faisait des piles de photocopies qu’on agrafait, puis je les vendais 50 centimes ou 1 franc suisse de l’époque dans mon village. C’est parti comme ça, très modestement, et ça ne s’est jamais arrêté depuis lors.
Comment vous documentiez-vous à cette époque pré-internet ?
J’avais mes bouquins et je sollicitais parfois des spécialistes pour me renseigner. Et puis voilà, je faisais mon article sur le crapaud, mon interview du pissenlit, mon enquête sur le retour des hirondelles, etc. Ça aurait pu s’arrêter au premier numéro, sauf que j’ai contacté l’animateur d’une émission de télé sur la nature, très populaire en Suisse, dont je ne ratais aucun des épisodes. Mon histoire l’a amusé et il est venu faire un reportage chez moi. J’ai donc fait ma première télé à l’âge de douze ans et j’ai ensuite été très médiatisé. Pour les journalistes c’était un chouette sujet, j’étais surnommé « le petit Mozart naturaliste », « le plus jeune rédacteur en chef de Suisse romande »… Toutes ces émissions de radio et de télévision, tous ces articles de presse ont fait grandir le nombre de mes abonnés. J’étais pour ainsi dire condamné à continuer, d’autant plus que je croyais dur comme fer en ce que je faisais !
Dans certaines de ces interviews, vous parliez déjà de crise écologique avec les mêmes mots qu’aujourd’hui… Mais vous passiez un peu pour un hurluberlu à l’époque !
En 35 ans, j’ai éprouvé beaucoup de colère et de tristesse à voir ce monde continuer de s’effondrer à grande vitesse. Le côté positif, c’est la prise de conscience actuelle d’une grande partie de la société. Reste que notre civilisation tarde à se remettre en question comme elle le devrait.
Vous êtes toujours souriant, êtes-vous profondément optimiste ?
Je pense que l’on va au-devant de temps très difficiles, mais je me dis que tant que ce sera possible, je me battrai pour infléchir les choses dans le bon sens. La nature elle-même me donne beaucoup de force, d’énergie et de connexion à l’instant présent. Ce matin je me suis levé tôt, je suis allé me balader au bord d’un lac et j’ai vu un beau castor, eh bien voilà, je suis heureux et ma journée est gagnée ! Lorsque j’ai des moments de découragement ou de colère, je me rends en forêt ou bien je pars quelques jours en montagne. Je me reconnecte au vrai rythme de la Terre et je suis bon pour un moment !
Vivez-vous loin des villes, pour observer autant d’animaux autour de vous ?
J’habite Neuchâtel qui est une ville moyenne à l’échelle suisse. J’ai la chance de pouvoir être très vite dans la nature. Mais je suis un fervent partisan de l’idée que l’on peut observer la nature où que l’on vive ! On peut commencer par un simple balcon, ou un jardin si on a la chance d’en avoir un. Si c’est un jardin de gazon avec des thuyas ou des lauriers, bon, on pourra jouer au foot et se détendre sur une chaise longue… Mais si on laisse un coin de prairie et une haie avec des arbustes locaux indigènes et un peu de désordre pour des hérissons, un petit coin de friche, voire une petite mare… Tous les jours de l’année, on a des cadeaux de la nature : des libellules, des papillons, le hérisson qui passe au fond du jardin tous les soirs… Se reconnecter à la nature nous amène à changer nos comportements et cet émerveillement est aussi bénéfique pour nous.
Avez-vous un animal ou une petite bête préféré(e) que vous aimez observer près de chez vous ?
Je suis sensible aux petites vies modestes qui nous accompagnent au rythme des saisons et scandent ce rythme si important. Dans mon jardin, j’ai un petit coin de prairie avec des grillons. On ignore combien leur vie est incroyable. En avril, leur chant annonce le retour des beaux jours. À la fin du mois de juin, ils arrêtent de chanter et meurent. En été, on voit les bébés se balader dans le jardin, puis quand le froid arrive à l’automne ils ont grandi et essayent de trouver refuge dans la maison… Mon objectif n’est pas que l’on sache reconnaître toutes les petites bêtes ou les oiseaux, mais que chacun prenne conscience de leur diversité et de leurs richesses. Ces êtres sont en outre indispensables à l’équilibre agricole, à la fertilité des sols et donc à notre alimentation.
Dans Salamandre, pas de lions ni d’éléphants mais des moineaux, des écureuils…
L’animal exotique est spectaculaire, très fortement connecté à l’imaginaire des enfants – et des adultes ! – et par conséquent très vendeur. Si vous demandez à des enfants la différence entre un rhinocéros et un éléphant, ils sont tous capables de répondre. Mais entre un chamois et un chevreuil, c’est silence radio. Ça m’énerve ! Cette mise en avant de la nature exotique amène les gens à voyager à tort et à travers pour découvrir des animaux à l’autre bout de la planète sans se rendre compte que le safari commence aujourd’hui, sur le pas de leur porte. Si on s’intéresse à la vie du moineau, oiseau banal par excellence, on lui découvre des talents et des adaptations extraordinaires. Dans nos trois revues (Salamandre pour les adultes, Salamandre Junior pour les 8-12 ans et Petite Salamandre pour les 4-7 ans), notre ambition est de rendre la nature ordinaire extraordinaire.
Vous le faites notamment via l’esthétique des revues, qui sont vraiment belles.
Mes collègues et moi sommes très sensibles à la pureté visuelle de ce que l’on peut proposer. Généralement nous faisons la mise en page en interne, ce qui est plutôt atypique pour une maison d’édition. Cela a un coût, mais amène une vraie cohérence. Comme nous avons envie de toucher le maximum de gens possible avec notre message, on se dit qu’on a plus de chances d’y arriver avec quelque chose de beau, vecteur d’émotions.
Aujourd’hui encore ce sont essentiellement les abonnés qui font vivre vos revues, toutes dépourvues de publicité ?
Oui, et pour moi c’est quelque chose d’important. La publicité donne les moyens de faire des choses, mais c’est une forme de pollution. Dans une revue de qualité réalisée avec le cœur, dont on soigne l’esthétique et la pureté, nous préférons écrire uniquement pour nos lecteurs et non pour des annonceurs.
Combien êtes-vous aujourd’hui à travailler sur leur contenu ?
Une vingtaine de personnes localisées en France et en Suisse. Nous faisons beaucoup nous-mêmes, mais nous avons également recours à tout un réseau de scientifiques, spécialistes et pigistes, ainsi qu’à des peintres et illustrateurs indépendants de grand talent. De droit suisse, nous sommes une SARL à but non lucratif, un statut qui n’existe pas en France. Notre maison d’édition est indépendante et entièrement autofinancée car elle a grandi de manière très progressive, comme un être vivant. Nous expérimentons à l’heure actuelle un mode d’organisation horizontal et non hiérarchique, dans une logique de non-concurrence entre les personnes, où chacun essaye de faire les choses qui ont le plus de sens possible. Cela fait beaucoup dans la qualité de ce que l’on réalise.
« Guides Nature » et livres d’activités « Tous dehors ! »
Les Guides Nature (en forêt, les petites bêtes, les oiseaux, les fleurs sauvages…), extrêmement complets et compacts, sont à glisser dans le sac-à-dos pour une balade thématique. Avec des textes et des dessins de grande qualité, ils permettent d’identifier facilement les sujets recherchés. Les guides d’activités (Tous dehors en forêt, en montagne, au jardin…) sont issus d’une rencontre avec Patrick Luneau, animateur naturaliste passionné qui imagine des activités amusantes et décalées qu’il teste en situation avec des groupes d’enfants. De vrais trésors pour les vacances en famille !
Depuis 2012, La Salamandre édite des livres, parmi lesquels les très remarqués ouvrages de Jean-Michel Bertrand sur le thème du loup…
J’ai sympathisé avec Jean-Michel Bertrand à l’occasion du festival nature que nous organisons chaque année en Suisse. Réalisateur indépendant et idéaliste, il avait fait le pari fou de se donner plusieurs années pour rechercher la présence de loups dans les montagnes de son enfance, de les filmer et de partager ce film au cinéma ! Forcément, quand il a débarqué à Paris, les producteurs ont rigolé ! Nous, on a cru en ce projet que l’on a soutenu financièrement. Il a trouvé un producteur, qui a fait faillite… Mais finalement son premier film a été distribué par Pathé et a fait 200 000 entrées en salle. Nous avons édité le livre La Vallée des loups qui l’accompagnait. Puis il a imaginé une suite, Marche avec les loups, donc nous avons de nouveau sorti le livre. La trilogie se profile avec un troisième film qui sortira, on l’espère, d’ici deux ou trois ans au cinéma, accompagné d’un livre.
J’imagine que vous avez été sujet à la critique suite à ce soutien…
Quand on a des convictions, on les défend. Je suis d’avis que le loup, l’ours et le lynx ont leur place et que leur retour est une avancée. Les grands prédateurs assurent l’équilibre d’un système naturel en régulant la présence des herbivores. Je ne dis pas que c’est simple, je suis allé voir des bergers et j’ai vu combien le loup présente des difficultés pour une profession qui a en outre d’autres soucis à gérer. Dans certaines régions montagneuses de Suisse, la cohabitation se passe bien car on a fait en sorte de soutenir les bergers et les éleveurs avec des mesures de protection suffisantes. En France, l’État manque de courage sur ce sujet. Il a été démontré que la politique actuelle consistant à abattre des loups avait pour conséquence d’augmenter les dégâts sur les troupeaux. Quand on tire n’importe comment on disperse les meutes, on tue souvent l’animal dominant le plus expérimenté, et les loups désorientés ont ensuite tendance à attaquer plus fréquemment les moutons. Or une meute bien organisée qui aura fait l’expérience d’être un peu effarouchée en approchant des troupeaux saura que le mouton n’est pas une proie intéressante.
Un mot de la fin ?
Si le message que je transmets touche les lecteurs de Sat’info, ils peuvent aller voir ma chaîne YouTube « La minute nature ». Une fois par semaine, je vais dehors et je partage quelque chose de chouette en espérant que cela donne envie aux gens d’aller découvrir cette nature sur le pas de leur porte !
CC