Le blé bio – Entretien : Alain Pommart

alain-pommartAccompagné de sa femme Yvette, Alain Pommart fait tout… Il produit la semence de blé, la sème, cultive puis moud, pétrit, cuit, distribue, construit… et cause ! Une démarche, vous le comprendrez, qui ne lui permet pas de proposer son blé ni son pain à grande échelle. Les consommateurs du « Pain de Belledonne » se satisferont toutefois d’apprendre que le levain qui est à l’origine de leur aliment quotidien est rafraîchi chaque jour avec sa farine.

Alain, comment définirais-tu ton métier ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir un métier… Il est vrai que c’est un mot familier parce qu’enfant, très tôt, on te demande ce que tu veux faire, et on t’oriente pour cela. Une démarche souvent liée au fait d’avoir à « gagner » sa vie, qui peut te détourner de ce qu’il y a de fondamental. La vie, j’ai la chance de l’avoir, je n’ai pas l’impression d’avoir à la « gagner » ! Mais au moment où je la quitterai, j’espère pouvoir me dire qu’elle a été remplie… C’est pour ça que je préfère l’idée de vocation à celle de métier, vocation qu’on vit en ayant le courage de ses erreurs, la satisfaction de ses non-erreurs… Accomplir son rôle.

Et quel est ton rôle ?
Au début, on a la ferme intention de choisir : j’ai choisi mon activité, ma maison, ma femme… Et puis la vie te montre que tu fais partie d’un tout qui t’a choisi pour un rôle bien précis. L’idée d’avoir à bâtir une ferme m’est carrément tombée dessus, à 37 ans (il en a 47). Après l’avoir construite, on a eu l’impression de disposer d’un outil qui nous a été confié, qu’il nous faut porter et qui n’est pas à nous. Toujours dans cette même idée de ce qu’est notre rôle, ma femme et moi avons réfléchi à la notion de propriété et avons fait en sorte que juridiquement, après nous, cette ferme reste ce qu’elle est : un outil social.

Tu cultives donc du blé. Je t’ai vu dans les champs, ton rapport à lui est très fort…
On se lie au blé… Tu élèves le blé comme tu essayes d’élever une vache, ou tout autre être vivant. Même s’il est apparemment inerte et immobile, il est le reflet de ton travail et il te le renvoie. De mon point de vue, tu ne peux pas travailler sur une semence sans avoir travaillé sur toi.

Tu produis donc tes semences ?
Depuis quinze ans. C’est la base de mon travail.

Comment y es-tu venu ?
J’avais fait quatre ans de maraîchage, et le fait d’acheter mes semences sur catalogue me répugnait : leurs caractéristiques y étaient décrites, comme lorsque tu achètes une voiture : rutilante, chromée, avec jante aluminium et carburateur tip-top… je ne voulais pas féconder la terre avec ça, des semences anonymes. J’ai donc produit les miennes, mais seul, et j’ai vite eu l’impression de fonctionner en vase clos, ce qui n’est pas vraiment la vie… Je travaille donc aujourd’hui avec deux autres agriculteurs qui me sont proches, et je leur confie mes semences.

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Il me semble que la semence demande à voyager, à vivre autre part un certain temps. Comme si elle avait besoin, comme nous tous, de mini-chaos pour ne pas s’endormir, ou s’habituer… Et puis elles ne doivent pas rester trop longtemps liées à un unique tempérament, elles doivent recevoir d’autres énergies, sur d’autres terroirs… Elles en ressortent plus fortes.

bleEst-ce une pratique répandue ?
Non, le fait d’acheter ses semences fait partie du système, même en bio. Mais dans ce cas-là, on reste dans un système de consommation. On exerce alors un métier, on n’accomplit pas une vocation ! Pour moi, cela relève d’une forme d’assistance, comme pour la santé. Or les semences que je plante me regardent, comme ma santé me regarde. Le toubib peut t’aider, mais c’est toi qui sais.

Quel manque peut avoir un aliment, s’il ne provient pas d’une démarche comme la tienne ?
Que voir dans le blé ? Un morceau de matière ? Il n’est pas que ça. Il a une force, difficile à déceler, mais présente. Et si c’était cette force-là qui était la plus importante ? La force d’une pensée, que l’on retrouve dans l’aliment ? Partant de là, est-ce qu’une pensée, si elle est productiviste et matérielle, peut permettre d’obtenir un aliment adapté pour élever un homme ? Avec le blé, on est sur un aliment de base, il se doit d’être vrai. Autrefois, avec un bon blé et de l’eau, on pouvait faire vivre un prisonnier pendant vingt ans ! Aujourd’hui, avec un tel régime, il mourrait en quelques semaines… Le blé n’est plus bon, le pain est dénaturé. L’eau également…

Est-ce une piste éventuelle pour expliquer les allergies qui se multiplient, au gluten notamment ?
C’est trop facile de prétendre systématiquement qu’on est allergique au gluten lorsqu’on ne digère pas le blé. On est peut-être allergique, mais au fait qu’on mange autre chose qu’un véritable aliment ! J’ai idée que le corps refuse des aliments faits sans conscience, qui rabaissent au lieu d’élever. Mais mon point de vue, c’est qu’un allergique au gluten doit pouvoir travailler sur son allergie par la pensée, par une attitude sociale réfléchie, par un positionnement différent face à l’aliment

Est-ce une explication qui peut s’entendre également à un niveau collectif ?
Il me semble qu’une population peut certainement finir par ne plus pouvoir digérer ce qui est produit avec pour unique objectif le rendement. De manière plus vaste encore, on ne sait plus pourquoi il y a du blé ! On ne sait plus pourquoi on mange ! Or il y a pourtant quelque chose de supérieur qui nous chapote, appelle ça Dieu ou la Vie, comme tu veux… Mais ces lois qui nous régissent ne sont pas écrites à l’assemblée nationale… il faut les trouver, se refamiliariser avec elles chaque jour !

Le blé apparaît comme étant un aliment qui a été particulièrement trafiqué…
On mange un système, pas du blé : toutes sortes de manipulations ont permis de réduire la taille des tiges, pour que le blé ne se couche pas sous le vent et soit plus facile à moissonner. Le blé n’a plus de feuilles, qui prennent une place inutile dans les champs… On a fait en sorte qu’il donne plus de grain, et que ce grain donne plus de farine que de son… Lorsqu’un agriculteur, par son travail conscient, permet à la force originelle du blé de revenir et que celui-ci perd ces caractéristiques artificielles, les spécialistes disent qu’il « dégénère » ! Pour moi, c’est le contraire, il se régénère ! Le blé est un aliment ancestral qui a une mémoire, il retourne à ses origines, il se retrouve, il évolue sainement dans le temps.

Les protéines du blé ont-elles changé avec ces mutations ?
On les recherche parce qu’elles donnent de la tenue au pain. On peut déjà constater qu’avec des variétés de blé récentes et une semence peu travaillée, la pâte à pain n’a pas beaucoup de tenue. Avec des variétés anciennes comme le Florence Aurore, le Rouge de Bordeaux ou le Probius que je cultive, c’est beaucoup plus régulier. C’est en partie dû au fait que les blés d’aujourd’hui ont été sélectionnés avec l’idée qu’on les fera pousser grâce à de l’azote minéral et non pas organique, ce qui modifie les glutens. Mais plus globalement, il ne faut pas oublier que les allergies concernent avant tout des aliments « mère » : la farine, le lait… ce qui est blanc. Le blanc n’a-t-il pas été sali ? Il me semble normal que les réactions d’allergie commencent avec ces aliments-là.

Qu’en sera-t-il de la progression de ces allergies ?
Tu as bien compris que pour moi, cela appelle un travail de l’homme sur la réalité de l’aliment. Sans cela, on ira certainement vers encore plus d’allergies. Même la tomate, pourtant récente à l’échelle de l’homme, pourrait devenir allergisante : quand on voit ce qu’elle est devenue, dure comme du bois… Ceci dit, ces pistes d’explication ne sont que suppositions personnelles, elles méritent plus d’être réfléchies que gobées telles quelles.

Les variétés sont tellement manipulées qu’on peut se demander si un blé ancien peut encore se trouver ! Est-ce un patrimoine qui disparaît ?
L’INRA les conserve dans des tiroirs, au cas où… Mais c’est une vue de l’esprit ! Une semence doit évoluer dans le temps présent. On ne peut pas garder la vie dans un tiroir… ni l’argent, d’ailleurs ! (Éclats de rire et savoureux développement). Ce n’est même pas plus intelligent de stocker ces variétés que d’en manipuler d’autres : la vie, c’est l’évolution ! Je te parlais tout à l’heure de la mémoire du blé, de la même manière que d’autres parlent de la mémoire de l’eau : pour te donner un exemple précis, l’année dernière, j’ai gardé beaucoup de semences ; il a fait très chaud et le grain n’était pas très beau, mais avec tout ce qu’il a subi avec la sécheresse, je suis sûr que ce blé a acquis en lui quelque chose de très fort.

Il y a un grand engouement actuellement sur l’épeautre. Qu’en penses-tu ?
Je pense que c’est une hérésie ! Entendons-nous bien, l’épeautre est un aliment très intéressant, doté d’une grande force mais dans son contexte, avec son histoire et son lieu. Il est fait pour pousser à 1200 mètres d’altitude et sur 12 mois, puisqu’on le plantait en montagne en août pour le récolter à la même période l’année d’après. Aujourd’hui, on le cultive dans la vallée du Rhône, d’octobre à juillet : qu’est-ce que ça peut amener à l’homme ? L’épeautre n’a pas encore vraiment été travaillé dans une pensée productiviste, mais dans dix ans, ce sera pareil… Et puis il est peut-être moins allergisant, mais c’est toujours l’idée d’une nouvelle matière qui apporte la solution miracle. Si tu as mal au pied et que tu te tapes sur la main, tu oublieras ton mal au pied… mais ça ne résoudra rien. Il ne sert à rien de passer continuellement à autre chose, il faut régler ce qui ne va pas.

Je vais quand même tenter le super-banco : que penses-tu du kamut ?!!!
Faut déjà y croire, que c’est le blé des Égyptiens (rires) ! Il a un goût différent, et du point de vue de la diversité, il a un intérêt. Mais pourquoi essayer de l’imposer sous nos latitudes ? On a du blé, non ? Je me rappelle le Dalaï-Lama, lorsqu’il est venu en France : il a estimé que c’était fort bien que nous nous intéressions au bouddhisme, mais il disait aussi que le bouddhisme était lié à l’histoire des Tibétains et autres orientaux et que nous serions plus avisés, en France, de nous préoccuper un peu plus de notre histoire et de notre culture.

On n’a pas parlé du travail sur le blé, de la culture proprement dite…
Le climat change, on va devoir s’adapter chaque année. On est tout sauf tranquille, il faut rester en éveil ! Il faut être prêt à faire l’inverse de ce qu’on a fait l’année précédente. À l’automne dernier par exemple, je n’ai labouré aucune parcelle. La terre avait tellement souffert que je ne voulais pas l’ouvrir encore. J’ai juste gratté en surface. Cette année, je ne sais pas encore comment je vais faire. Il faut se mettre en écoute, aller vers le temps qui vient.

Cela passe-t-il par des techniques établies ?
Pour ma part, j’essaye de visualiser mes champs. De travailler avec la pensée.
Pendant vingt ans, j’ai appliqué les techniques bio-dynamiques. Je poursuis aujourd’hui dans cette voie-là, mais sans appliquer les préparations*. Des techniques trop figées peuvent restreindre l’horizon : je ne suis pas bio-dynamiste, je suis un homme ! Rien n’est figé ! Certes, la plupart des évolutions se font sur des milliers d’années et il y a donc des règles, mais il ne faut pas oublier pour autant que chaque matin, on est un homme neuf ! C’est le chemin de la vie…

Tes idées et ta pratique nourrissent-elles son homme ?
Une démarche comme la nôtre n’est possible que si des personnes nous comprennent et décident de nous soutenir, consciemment.

As-tu d’autres centres d’intérêt que ta vocation du blé ?
L’architecture. Faire des plans, penser des arrondis… Quand je conçois dans ce domaine, je n’ai pas l’impression de travailler. Et puis je fais du « clown de théâtre » : soit de l’improvisation, sur une base de départ donnée. « Découvrir le je par le jeu ». Ça m’aide dans mon travail et ma vie familiale.

Si tu avais à retenir un tableau, un disque, un livre ?
– « Les premiers pas », de Van Gogh.
– « Le dixit Dominus », de Haendel. Il m’a vraiment imprégné.
– Le livre serait Le Pardon de Serge O.Prokofiev, petit-fils du compositeur. Il me semble que c’est dans ce sens que l’humanité doit se positionner.

*L’application des préparations est une des bases du travail en biodynamie . Les préparations sont constituées la plupart du temps d’une faible quantité de bouse de vache ou de silice, intégrée à de l’eau. Le tout étant longtemps brassé selon une technique que l’on appelle « dynamisation ».

JM