André Deberdt est bien connu dans le milieu du bio. Notamment parce qu’il a un franc-parler, et n’hésite pas à bousculer les idées reçues. On ne change pas les choses avec des courbettes.
André, un petit mot sur ton déjà long parcours ?
Je me suis engagé dans le bio en tant que militant dès 1977 à Nature et Progrès, puis dès 1980, professionnellement. En toutes circonstances, j’ai toujours eu la même façon de penser et d’agir, autour de l’idée du développement. C’est ce qui m’a amené à monter un programme au Togo en 1987 pour valoriser les fruits exotiques déshydratés bio : ananas, mangue, papaye, banane… C’est à cette époque que j’ai croisé le cacao et commencé à le travailler. En 1992, la terreur politique s’est instaurée au Togo et a déstabilisé l’entreprise. J’ai tout perdu, mais réussi à sauver la filière cacao, et créé Kaoka en 93, avec pas grand-chose…
Kaoka : qu’y a-t-il derrière ce mot ?
Cacao, en verlan… C’est la trouvaille d’un des gars qui m’a aidé à démarrer l’entreprise, et l’idée m’a bien plu : le mot est totalement universel, il peut être prononcé dans toutes les langues !
Kaoka a-t-elle été la première marque à proposer du chocolat bio ?
Certainement, en même temps que Rapunzel. Mais nous avons eu dès le début une démarche qui nous est propre : contrôler la fève à tous niveaux.
Tout le monde connaît le mot cacao, pas grand monde sait à quoi ressemble une fève, et quasiment personne n’a idée de l’incroyable parcours qui mène au chocolat !
Il y a effectivement de nombreuses phases, notamment sur les fèves, toutes importantes pour le développement du produit final. La première clé de la qualité, c’est la fraîcheur : avant fermentation, la fève doit être belle, fraîche, saine. Ça paraît simple, mais ça ne l’est pas ! Il faut être « au bord du champ » pour y parvenir. On ne peut réussir qu’en subventionnant la filière et en mettant une grosse infrastructure à la disposition des paysans. La deuxième phase, c’est la fermentation. On place les fèves dans de grandes caisses en bois, sous des feuilles de bananiers. Cette fermentation est dans un premier temps alcoolique, puis elle devient acétique.
On a vu que cette phase ne dure que 4 jours en Équateur, alors qu’elle est souvent de 6 à 7 jours ailleurs. Pourquoi ?
Cette différence s’explique par la nature particulièrement subtile et volatile des arômes de fèves d’Équateur. Ces arômes se développant principalement lors de cette phase, il est d’ailleurs préférable de mettre en place des coopératives performantes où la qualité est plus facile à contrôler que de confier ce travail au producteur. Idem pour le séchage, qui est la troisième phase, laquelle dure environ une semaine. Il est parfois nécessaire de remuer les fèves toutes les heures, de faire « chanter » le cacao, ce que l’on fait minutieusement en coopérative. Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’au moment où on exporte le cacao, qualitativement, tout est pratiquement joué. C’est lors de ces trois phases que l’on rend possible un bon chocolat. C’est donc sur place que nous mettons toute notre énergie.
T’arrive-t-il d’avoir recours à d’autres fèves que celles qui proviennent de tes programmes ? En cas de manque, par exemple ?
Je n’ai jamais de ma vie acheté du cacao au téléphone, ne serait-ce qu’un kilo ! Toutes nos fèves proviennent de nos coopératives en Équateur, à Sao-Tomé ou Vanuatu.
Est-ce là une pratique répandue chez les fabricants ?
On ne doit pas être très nombreux… Ce qui est sûr, c’est qu’en bio, nous sommes les seuls.
On a donc décrit ce qui fait l’essentiel de la qualité de la fève, mais on ne sait pas comment on obtient du chocolat… Que se passe-t-il, une fois le cacao arrivé en Europe ?
Le travail consiste d’abord à torréfier le cacao séché. Il passe alors par différents broyeurs, et l’on obtient ce que l’on appelle une « masse » de cacao.
Qui fait ce travail ?
Moins de 10 entreprises en Europe… C’est un travail qui met en œuvre une technologie énorme, et les petits intervenants sont aujourd’hui très peu nombreux*. De mon point de vue, un travail artisanal à ce niveau ne permet pas un meilleur résultat. Je dirais même que le chocolat est un des rares produits à bénéficier qualitativement des avancées technologiques des gros faiseurs.
*Seuls 4 artisans chocolatiers en France travaillent directement à partir de la fève.
La fève contient-elle encore le beurre de cacao à ce stade-là ?
Oui, environ 53 %. Si on souhaite l’extraire, on passe cette « masse » dans des presses. On obtient alors la poudre de cacao d’un côté, le beurre de l’autre.
C’est à partir de ces « masses » qu’on fabrique donc le chocolat ?
À partir de là, on entre effectivement dans le métier de chocolatier. Là aussi, ce sont souvent de très grandes entreprises qui font le travail, mais il subsiste encore des artisans. Il s’agit de « concher », c’est-à-dire de malaxer la poudre à sec, 3 ou 4 heures. Puis 7 ou 8 heures à 80 degrés pour le chocolat noir, à 60 degrés pour le chocolat au lait. À ce point, on évalue la viscosité du chocolat. On rajoute un peu de lécithine (de tournesol, en ce qui nous concerne), pour ne pas que le chocolat soit trop cassant.
Peut-on se passer de lécithine ?
Il y a une alternative, qui est de bourrer le chocolat de beurre de cacao… De mon point de vue, on casse le produit, et mieux vaut la lécithine, qui ne présente pas d’inconvénient. J’irai même jusqu’à m’insurger contre l’argument « sans lécithine », qui ne tient pas la route.
Tu valorises énormément la qualité de la matière première, ce que l’on comprend ! Mais à t’entendre, on n’a pas l’impression que le tour de main du chocolatier soit important…
Il l’est, notamment sur les créations, les fourrages. Mais pour résumer l’importance de chaque phase pour le chocolat, je dirais que la qualité de la matière première intervient à 70%. Puis la qualité de la torréfaction pour 15%, et celle du « conchage » pour 15% également.
Le chocolat « Pur Equateur », 80% de cacao
On a vu sur place les subtilités aromatiques de chaque région d’Équateur. Comment peut-on les valoriser pour élaborer le produit final ?
Prends le vin : à part le Bourgogne, qui est souvent un monocépage, tous les bons vins sont des assemblages. Pour le cacao, pas un arbre ne donne la même fève qu’un autre. En Équateur, on trouve des parfums très différents selon les régions : ainsi le fruité sera-t-il de type « fruits secs » ici, ou « fruit frais » ailleurs. Pour le « floral », on trouve des caractéristiques « jasmin » ici, « rose » par-là, avec parfois des nuances « écorce d’orange », « pamplemousse »… Il faut jongler avec tout ça. C’est un peu un travail de chef d’orchestre. Cet assemblage « dans » l’origine Équateur est un peu notre spécificité, car on connaît la cartographie du pays en fonction du goût. C’est un travail qu’on a mis des années à faire.
Quelle est la bonne recette pour ton « pur Équateur » ?
70% de floral, 30% de fruité. Le floral a besoin du fruité pour s’exprimer : il faut savoir que le bon goût de floral se ressent en fin de bouche. Mais l’attaque d’un cacao floral est un peu agressive, car acide. On « lime » donc le début de bouche avec du fruité pour faire ressortir le fond de bouche floral…
Est-ce le chocolat de l’amateur ?
Très certainement. Et il y en a, des cinglés du chocolat… Ceux qui ont un palais, qui ont besoin de force et d’arômes, d’une attaque vive… On ressent les arômes de ce pur Équateur très longtemps après l’avoir consommé. Mais je ne veux pas culpabiliser les gens avec une histoire de supériorité du chocolat à 80%. S’ils n’aiment pas, parce que c’est vraiment un chocolat d’amateur exigeant, ils ont droit à autre chose.
Le chocolat « Dessert » ou « Trois continents », 55%
Ta gamme recèle des chocolats de puissance et de goûts différents. Un des plus gros succès de cette gamme, c’est le chocolat dessert à 55%. À qui est-il destiné ?
On l’appelle chocolat « dessert », mais je crois que la majorité le consomme en bouche. On le propose aujourd’hui en kilo chez Satoriz, sous forme de palets et avec l’appellation « Trois continents ». C’est une bonne approche du chocolat noir, pour les enfants, ou ceux qui n’ont pas encore développé la connaissance du goût.
Pour ce chocolat, le travail d’assemblage des fèves ne se fait donc pas « dans l’origine », comme pour ton pur Équateur, mais avec diverses provenances du monde entier ?
Tout à fait, et c’est le travail que font la plupart des chocolatiers : assembler diverses provenances. Toutes les bonnes marques ont de ce fait un goût qui leur est propre. Pour celui-ci, nous associons notre provenance Équateur à celles de nos autres coopératives de Sao-Tomé (une île à l’ouest de l’Afrique), et Vanuatu (Île qui se situe à l’est de l’Australie). Toutes ont un fruité différent.
Pour beaucoup, la consommation de chocolat noir est aujourd’hui liée à l’idée de santé. Qu’en penses-tu ?
Le chocolat est antidépresseur grâce à la théobromine, ce que chacun sait. Concernant les polyphénols qu’il contient, les allégations santé sont également fondées. Ce sont des flavonoïdes, des tanins. Bon, ils sont certes bénéfiques, mais le chocolat est aussi un excitant, il faut le savoir ! Il n’est pas forcément conseillé de consommer du 80% à 10 heures du soir… Par contre, le 80% a le grand avantage de pouvoir convenir à la plupart des diabétiques, à raison d’un ou deux carrés. Mais… On ne consomme pas du chocolat parce que c’est bon pour la santé. On en consomme parce que c’est un plaisir ! C’est une alimentation de détente. Alors quitte à en manger un peu, autant qu’il soit bon. Accessoirement, ça redonne le goût de l’action.
La meilleure façon de le consommer ?
Ne pas croquer, mais laisser fondre. Ce qui vaut pour tout chocolat noir.
Les autres…
Qu’est-ce qui fait un bon chocolat au lait ?
Le chocolat au lait… on en fait. Mais soyons clairs, sa qualité est plus déterminée par la qualité de la poudre de lait qu’on utilise que par celle du cacao ! Prenons la composition moyenne d’un chocolat au lait : 10 ou 12% de pâte de cacao, la matière noble, qui contient déjà naturellement du beurre de cacao. On rajoute 20 et 25% de pur beurre de cacao, des lipides… Les trois quarts du temps, ce beurre de cacao est d’ailleurs désodorisé et n’a aucun goût. On a ensuite autour de 25% de poudre de lait, souvent entier, et le reste, c’est du sucre. Même avec un mauvais cacao, on peut sauver la face en voilant le goût avec le reste… un peu d’arôme vanille… On ne valorise pas du tout la fève, et c’est pour cela qu’honnêtement, ça ne m’intéresse pas trop.
Le chocolat blanc ?
Je n’en parle même pas… ce n’est pas du chocolat ! Beurre de cacao, poudre de lait, sucre. Bien gras, bien sucré, peu d’arômes intéressants, aucun intérêt nutritionnel.
Bon, on en consommera en cachette…
Bio équitable
On a vu la démarche du bio, basée avant tout sur le respect de la biodiversité nécessaire au cacaotier. Quels seraient les plus gros travers du conventionnel ?
Sans arbres d’ombrage, il y a des déséquilibres, donc des insectes, que l’on traite, etc… et c’est alors le cycle infernal de la chimie. Et puis il y a des traitements sur le stockage de la fève. L’un d’entre eux se fait avec du phosphore d’alumine, pour éliminer les insectes. Il supprime l’oxygène ambiant, et rend donc impossible toute vie. Il ne laisse pas de traces sur les fèves, mais est dangereux pour l’homme. D’autres types de traitements se font avec des fumigations chimiques, que l’on retrouve à l’analyse.
Comment procède-t-on en bio pour repousser ces insectes ?
Il s’agit principalement de se mettre à l’abri des mites, qui adorent dévorer les fèves. Nous les éliminons à l’aide de pièges qui attirent les mâles, grâce à une hormone. Les mites ne pouvant plus se reproduire, on n’a pas de dégâts. Même durant le transport en bateau, nous installons des pièges dans les containers !
Tu es un des fondateurs de la démarche « bio équitable ». Quelle conception du commerce équitable veux-tu ainsi favoriser ?
Le commerce équitable n’est pas qu’une affaire de prix. Un meilleur prix au producteur est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Pour moi, le commerce équitable, c’est une logique de développement. C’est cette logique qui permet au bout du compte au producteur de vivre de son métier. Qu’il ne soit pas contraint de migrer dans des favelas ou « invazione », qui sont les ghettos urbains de Guayaquil. Le message qu’on doit envoyer au consommateur, c’est que nous, acteurs économiques, devons retrousser nos manches et nous investir dans un partenariat avec les producteurs, pour maintenir un tissu rural afin que chacun puisse vivre dans l’environnement qu’il a choisi. Le commerce équitable, c’est ça. Et le reste, c’est du pipeau.
Si tu avais à citer un livre, un disque, un tableau ?
– Un disque : JJ cale. J’aime beaucoup ce gars. Il est cool, et sa musique est cool…
– Le livre : L’oracle della luna, de Giovanni Tratore.
– Le tableau : Guernica, de Picasso
JM