Gageons que si je vous demande si vous disposez dans votre placard à épices d’un petit pot de gingembre en poudre, la réponse sera oui. Mais avez-vous déjà hébergé dans votre panier ou votre bac à légumes une « main » de gingembre frais, en provenance directe d’Inde, du Brésil ou du Pérou ? Parions que vous serez moins nombreux à me répondre oui, et probablement pour différentes raisons.
La première : « du gingembre frais, mais qu’est-ce qu’on en fait ? ». Ça, c’est ma question favorite, celle à mille euros. Pour le petit guide explicatif du gingembre en cuisine, je vous donne donc rendez-vous quelques pages plus loin.
La deuxième : « du gingembre frais, mais ça vient de l’autre côté de la planète, non ? Ce n’est pas le mal absolu, de faire venir de tels produits d’aussi loin, juste pour mettre un peu de fraîcheur piquante dans mon assiette ? ». Ça, c’est la question piège. Pour la peine, je l’ai posée à des gens qui savent y répondre : l’équipe de Biogarden, société productrice et importatrice de fruits et légumes bio située dans le Gard.
Du gingembre, des gingembres
Ce gingembre que l’on trouve toute l’année au rayon fruits et légumes de Satoriz est en réalité un gingembre pluriel. Selon la saison, il provient tantôt d’Amérique du Sud (Brésil ou Pérou), tantôt d’Inde ou de Chine. Le point commun de ces différentes variétés : c’est toujours Biogarden qui les sélectionne, les fait venir et les distribue. Pour s’efforcer d’en avoir à disposition toute l’année, Nicolas Reuse, dirigeant de la société, alterne les provenances et donc les variétés, ce qui explique que ce ne soit pas systématiquement le même gingembre qui se retrouve dans notre panier. De juillet à février, il proviendra d’Amérique du Sud. L’autre partie de l’année, il prendra plutôt la route depuis le sous-continent indien. Dans les deux cas, il arrivera en bateau, le transport le moins polluant pour les produits venant de très loin mais aussi le plus lent (un mois de trajet en moyenne). En janvier, à l’heure où ce Sat’Info sort de presse, c’est probablement un gingembre plus brésilien que péruvien et pas encore tout à fait indien que vous trouverez en magasin.
La variété brésilienne, comme la chinoise, a des « mains » (c’est le terme qui désigne le rhizome, et admettons qu’il lui va plutôt bien) plutôt grandes, très faciles à peler et à découper. Il est moins concentré en goût que le péruvien, dont les mains sont plus petites et noueuses mais que sa saveur consacre chouchou des grands amateurs. Le gingembre indien, lui, se situe entre les deux pour le goût mais se rapproche du gingembre brésilien pour la forme et la taille. Sa chair peut même prendre des teintes légèrement bleutées.
Ainsi, à ce stade, parler « du » gingembre devient presque un exercice de style, surtout si l’on se prend à mentionner le gingembre-mangue venu d’Inde, ou encore la variété noire du Laos… On l’aura compris, le gingembre a autant de déclinaisons que de provenances.
Si loin, si proche
La provenance, d’ailleurs, parlons-en dans le détail. Si on va aussi loin pour trouver du gingembre, c’est bien évidemment parce qu’il est impossible d’en cultiver chez nous. Il exige en effet un climat à la fois très chaud, bien ombragé et très humide, que l’on ne trouve que dans des pays très proches de la zone équatoriale, où il pousse sans effort. En bio, le principal soin consiste en un indispensable désherbage manuel, qui permet d’obtenir 10 à 15 tonnes de rhizomes par hectare. En conventionnel, on ajoutera de bonnes bouffées d’azote, de quoi multiplier le rendement par… dix.
Biogarden fait venir un container de 15 tonnes par bateau tous les 10 jours. Le gingembre est ensuite brièvement stocké en chambre froide, entre 8 et 12°C, sauf en hiver où cette étape n’est pas nécessaire. Au final, son importation est donc moins énergivore qu’un stockage de pommes locales en chambre froide pendant plusieurs mois de l’année. Pour Nicolas Reuse, on est là dans le domaine de l’évidence : il faut bien entendu consommer local ce qui est local, mais continuer à soutenir les agriculteurs de l’autre bout du monde en important leurs meilleurs produits, ceux qui sont impossibles à produire chez nous et qui leur permettent de (bien) vivre chez eux.
Suivons-le donc en voyage en Amérique du Sud, et plus particulièrement au Brésil, là où l’aventure a commencé. Une dizaine d’années en arrière, Nicolas Reuse implante une ferme au Brésil pour répondre à la demande de fruits exotiques (mangues, ananas). En visitant d’autres exploitations dans le pays, il fait la connaissance de Cicero, un « Sans-terre » du Nord-Este à qui le gouvernement vient de confier une parcelle dans l’Etat du Paranà sur laquelle il choisit de cultiver du gingembre. Pour Biogarden, c’est « la » rencontre qui va tout changer. Cicero est un personnage, un bonhomme attachant et enthousiaste qui gagne très vite l’amitié de Nicolas Reuse et fait depuis comme partie de sa famille. La plantation de mangues et d’ananas est rapidement déplacée dans l’Etat du Paranà, à côté de la ferme de Cicero, qui entre temps s’est mis à cultiver en biodynamie. L’exportation de son gingembre lui a permis de payer des études et des soins médicaux à sa famille, ce que le seul marché local rendait rigoureusement impossible.
Comme au Brésil, les cultivateurs péruviens ont pu changer de vie grâce au gingembre. Issus d’une société économiquement très pauvre, ces anciens militants des Sentiers lumineux vivaient jusque là de la culture de l’opium, avant que l’exportation de gingembre bio – principalement vers l’Amérique du Nord – leur permette de voir l’avenir autrement. Pour Nicolas Reuse, c’est la le cœur de la logique d’importation et de solidarité vis-à-vis des agriculteurs de l’autre bout de monde : les aider à se nourrir et à prospérer sur place, au lieu de les laisser survivre dans une misère sociale et économique.
Au Paranà, on découvre un paysage véritablement idyllique pour la culture du gingembre, au cœur d’une forêt vierge très protégée et sévèrement règlementée (où l’on récolte notamment le Yerba Maté). Dans cet écrin humide et très chaud, les orchidées fleurissent par centaines. Le décor rappelle celui des terres péruviennes dédiées au gingembre, nichées tout au creux des Andes, en bordure du fleuve Amazone, loin de Lima et de la côte pacifique où tombe à peine une goutte de pluie par an.
Là, on découvre un groupe d’agriculteurs péruviens composé de trente familles. Les hommes s’occupent en priorité des terres, du désherbage et des récoltes. Les femmes, quant à elles, nettoient les rhizomes ; une tâche indispensable tant le gingembre péruvien, petit et noueux, est plein de la terre argileuse d’Amazonie. Les mains de gingembre sont d’abord passées au jet, puis nettoyées avec précision dans un bassin à l’aide de brosses à dents, instruments dont on a quelque peu détourné l’usage mais qui semblent tout indiqués pour cet effet.
Au Pérou, comme au Brésil, la culture du gingembre est à la fois une tradition et une évidence. On raconte qu’elle répondait à l’origine au besoin des marins naviguant à travers le Pacifique qui, ne pouvant faire de feu sur leurs bateaux, faisaient mariner le poisson « façon ceviche », dans du jus de citron vert assaisonné de lamelles de gingembre frais. Ca vous a donné faim ? Ca tombe bien !
CC