Ouvrez un flacon d’herbes de Provence. Fermez les yeux, humez. Tout y est : le thym, l’origan, la sarriette, le romarin.
Si vous vous concentrez bien, vous pourrez sentir la chaleur du soleil sur les pierres, la poussière, l’aridité de la garrigue. Vous y êtes ?
Non ? C’est normal : dans votre flacon d’herbes dites « de Provence », il y a fort à parier que rien ne vient du Midi. Le thym est polonais, la sarriette albanaise, l’origan turc. Pour la garrigue et la carte postale, on repassera.
Mais que s’est-il passé pour qu’aucune herbe du célèbre mélange ne provienne du terroir provençal ? Contrairement à celle du « Camembert de Normandie », l’appellation « Herbes de Provence », non protégée, est en fait largement galvaudée. L’étiquette n’impose ni une recette, ni une provenance géographique. Conséquence ? Aujourd’hui, près de 90 % des herbes « de Provence » sont produites ailleurs (majoritairement dans les pays de l’Est de l’Europe) et les recettes varient d’une marque à l’autre. « Mélange pour grillades » constituerait finalement un étiquetage plus approprié pour ces flacons qui peuvent contenir du persil ou de la livèche, sans parler de résidus de poussière et de tiges.
Comment expliquer la délocalisation d’une production si fortement connotée « terroir » ? À cette question, les agriculteurs provençaux évoquent leur frustration : la demande des consommateurs est forte (surtout pendant les mois « à grillades », de mai à septembre), les champs en jachère sont là et les agriculteurs aussi. Mais la culture des herbes aromatiques nécessite énormément de travail manuel (notamment lors du désherbage, qui doit être irréprochable), et représente une telle pénibilité, surtout en bio, que rares sont ceux qui osent se lancer dans l’aventure. Or, en Pologne, en Albanie ou en Turquie, la main-d’œuvre est peu onéreuse et les metteurs en marché n’ont pas l’obligation d’indiquer « produit d’importation » sur les emballages. Tout cela est à la fois paradoxal, légal… et peu surprenant.
Fort heureusement, les producteurs provençaux ne sont pas prêts à sombrer dans le fatalisme. Pour le constater, je me suis rendue à Trets (près d’Aix-en-Provence), dans une coopérative agricole spécialisée en herbes aromatiques.
Refaisons le test : fermons les yeux, humons l’atmosphère. Cette fois, aucun doute possible : c’est un Mistral aromatisé à la garrigue, la vraie, qui nous accueille. C’est ici que sont triées et mélangées les herbes de Provence d’une cinquantaine de producteurs, dont les seules herbes de Provence bio… de Provence. Visite guidée. Les big bags pleins à craquer attendent leur tour, et la trieuse est en plein travail. On peut plonger la main dans le thym (avant, encore sur tige, et après, parfaitement calibré). La Savoyarde que je suis en prend plein les narines : c’est La Gloire de mon père, les vacances à Aubagne. Quand vous lirez les mots de mes interlocuteurs, soyez gentils : mettez-y l’accent du Midi.
« La plante aromatique, c’est un état d’esprit »
« On n’est pas des poètes », explique tout de go le vice-président de la coopérative. En quelques minutes, me voilà briefée, arrosée de sigles et d’intitulés d’organismes divers et variés. Je suis un peu larguée, mais je décrypte : la filière des herbes aromatiques est très structurée, et les producteurs particulièrement bien encadrés. Parmi les acteurs, la coopérative où je me trouve, qui encadre une cinquantaine d’exploitants, pèse lourd. Elle participe à la mise en place des cultures, exerce un suivi tout au long de la production et offre des formations. C’est elle qui permet de garantir la traçabilité totale des produits. Surtout, elle se charge de trois étapes-clés dans la production : le tri, la coupe, et le mélange. En mélangeant les lots issus des différentes exploitations, elle réalise un produit homogène et de qualité constante, ce qu’un agriculteur travaillant seul serait bien en peine de garantir. En venant là, je ne m’attendais pas à faire ce constat : la production des herbes de Provence, c’est le contraire de l’individualisme et de l’exploitant seul au milieu de son champ. Ici, l’union fait la force.
Et de la force, il en faut pour tenir tête à la concurrence des produits importés des pays de l’Est. Le goût ne suffit pas toujours. Car objectivement, entre les herbes 100 % Provence et les autres, il n’ y a pas photo : goût puissant et très aromatique pour les unes, presque fade et « tisane » pour les autres. À cela, une explication : la saveur des herbes séchées dépend de leur teneur en huile essentielle, qui peut aller de 0,5 à plus de 3 %. Or cette teneur est fonction des sols et du climat. En Provence, on a des taux très élevés, tandis qu’il chute lorsque les herbes sont cultivées sur d’autres sols. Pour ne rien arranger, dans les pays de l’Est, le séchage s’effectue majoritairement au soleil, en plein champ. Cela brûle le produit qui perd l’essentiel de sa couleur et de ses arômes. À l’inverse, les exploitations provençales sont équipées d’un séchoir qui permet un séchage doux et homogène.
« Le retour à la Provence, c’est la conséquence d’une rencontre »
Si c’est de cette coopérative que proviennent les herbes de Provence bio qui nous intéressent, ce n’est donc pas par hasard. La philosophie des acteurs est commune : un retour aux fondamentaux, le refus du paradoxe, un souhait de reconnaissance du terroir et de qualité supérieure. Rapidement, un nom fuse sur toutes les lèvres : celui d’André Doudon, ancien président de la coopérative et chef de file du combat pour l’obtention du Label Rouge « Herbes de Provence ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que le personnage inspire et impressionne. On m’annonce qu’il nous rejoindra pour déjeuner, et je vois déjà les yeux de mes interlocuteurs pétiller à cette idée. Suspense !
Il faut dire que la mise en place de ce fameux Label a été un combat de longue haleine. Doudon, en tête, l’a mené tambour battant. Mais là encore, l’union a fait la force : trois coopératives se sont associées pour y travailler, trois années durant.
L’avantage du Label Rouge ? Il est basé sur une recette (pourcentage de telle et telle plante, type – ou, disons, variété – de la plante, etc.) et offre donc une garantie de résultat (un produit de qualité constante). L’inconvénient, on l’aura déduit, c’est qu’il ne repose pas sur l’appartenance à un territoire : impossible d’obtenir le Label Rouge « Herbes de Provence » simplement en présentant un mélange 100 % produit en Provence. Ce qui compte, c’est la recette. On comprend combien la mise au point de celle-ci et sa restitution dans le cahier des charges « Label Rouge » représentait un enjeu pour les producteurs provençaux. Ladite recette devait littéralement porter « l’identité Provence ». Pour résoudre ce casse-tête, les coopératives travaillant sur la question ont choisi d’indiquer la présence obligatoire d’une espèce de thym qui, sous le climat provençal, a la particularité d’avoir un taux de composant « carvacrol » élevé. Ce composant, c’est l’identité « garrigue » – un arôme puissant, fort en bouche, très odorant, typique de la Provence – puisque les thyms qui poussent hors des régions de garrigue chaudes et arides en contiennent nettement moins. Voilà qui reliait de manière inextinguible la recette et le territoire. Fortiche. Et surtout, pari gagné sur la qualité : des herbes cultivées sur leurs sols de prédilection sont le gage d’arômes d’exception et d’une qualité gustative supérieure à celle des herbes standards. CQFD.
L’heure du déjeuner arrive, et André Doudon avec elle. Coiffé de son inséparable chapeau et précédé par son accent du Midi, il est comme chez lui dans ce lieu où chacun le connaît et l’apprécie. Un véritable personnage à la Pagnol, qui commande une pizza accompagnée d’une salade verte « avec une bouteille d’huile d’olive et beaucoup d’ail, surtout ».
D’abord maraîcher, Doudon devient, au détour de rencontres, cueilleur d’herbes de Provence et de plantes à parfum. Très vite, il réalise qu’il faut fédérer d’autres cueilleurs. « Ma vie profession-nelle, c’est un mélange entre le souhait de nourrir ma famille et le respect du sol », explique-t-il. « La passion a fait le reste ». Et notamment « le » Label.
Un projet grand comme ça !
Un Label Rouge pour les herbes de Provence… D’où vient cette idée ?
André Doudon : L’histoire de la filière provençale, c’est celle des agriculteurs qui la constituent. C’est petit, on se connaît tous. Elle s’est constituée au gré de rencontres entre individus hors normes, partageant une vision du monde. Nous étions en quête de reconnaissance et voulions redonner leurs lettres de noblesse aux herbes de Provence de Provence. Il n’y avait aucune recherche de profit, uniquement un désir de faire reconnaître la qualité de nos productions. Le Label Rouge allait nous permettre de produire mieux, plus proprement et plus sainement. Partis du respect du produit, on est arrivés au cran supérieur : la qualité est devenue notre standard. Ce Label a été un élément fédérateur, un très bel outil de communication en direction des nouveaux agriculteurs. Aujourd’hui, il représente ¼ de la production de la région.
Comment s’est déroulée la quête du Label tant convoité ?
C’était compliqué parce que personne n’y croyait. Mais cela n’a pas duré : on a mis les bouchées triples, et on l’a eu en trois ans. Le cahier des charges est très exhaustif. Nous voulions faire quelque chose d’élitiste : la recette devait contenir uniquement thym, origan, romarin et sarriette, avec un tout petit peu de basilic. Le plus compliqué, en réalité, c’est qu’il a fallu se faire des ennemis. Quelques gros faiseurs étaient totalement contre la mise en place du Label. Un jour, j’ai eu un contrôle de la répression des fraudes. J’ai fait une remarque déplacée, et le commissaire s’est fâché : « si vous ne vous taisez pas, je vous mets les scellés sur la porte ! ». On a pris le fou rire : y’avait même pas de porte !
Voilà pour le Label Rouge. Et le bio, dans tout ça ?
Quand on parle respect du produit, on en arrive logiquement au bio. De mon côté, j’ai contribué au projet « Avenir Bio », qui regroupe toutes les coopératives. On est dans une optique de développement de la filière des herbes aromatiques bio, et ce projet permet la mutualisation de personnel, de matériel et de techniques. C’est aussi une aide au montage de projets qui met les entreprises et les agriculteurs autour d’une même table, pour partager moyens et compétences. Une preuve de plus que l’état d’esprit est aussi important que le savoir-faire.
« Un commerce équitable à la française »
Aujourd’hui, on trouve une jolie petite boîte cartonnée aux couleurs provençales dans les rayons de Satoriz. Cette petite boîte aussi est le résultat d’une rencontre entre deux personnages, autour d’une philosophie commune : celle d’André Doudon et de Philippe Petit, qui commercialise nos herbes de Provence bio. En 2003, ce dernier tombe sur un article de La Provence consacré à Doudon. « Je vois l’article, la philosophie, le terroir, la qualité. Il a un caractère bien trempé, il est amoureux de sa terre et de ses produits. Il me faut la même chose en bio ».
Le Label Rouge n’est pas un label bio. Comment vous êtes-vous positionné par rapport à lui ?
Philippe Petit : J’ai défendu le bio français pendant des années. Je ne pouvais donc pas commercialiser ce Label Rouge non bio. L’idée était d’en être complémentaire, en conservant l’identité « terroir » et en mettant en avant le goût. Le marché des herbes de Provence bio en Provence est un marché de niche, avec une production qui ne peut de toute façon pas suivre une demande croissante. On se situe sur une clientèle extrêmement exigeante pour laquelle il est essentiel d’adopter une démarche cohérente. Au-delà de l’aspect terroir et environnemental, j’avais donc également le souhait de donner au projet une dimension sociétale. C’est mon approche de la vie et, en toute logique, ma philosophie d’entreprise.
Un « commerce équitable à la française » ?
A « produit d’exception », logique d’exception : c’est une démarche de partenariat. La mise en place d’un marché de la production bio en parallèle du Label Rouge a permis à des agriculteurs conventionnels, qui vendaient à perte et finissaient par laisser leurs champs en jachère, de passer au bio et d’être correctement rémunérés. Ce qui fait que notre produit intègre un véritable développement économique et social. On a mis la production en place par petites quantités, en excluant la grande distribution. Certes, on aimerait en avoir deux fois plus, mais un exploitant ne peut pas gérer seul 5 hectares et la qualité nécessite une production humainement gérable. Enfin, les plantes sont conditionnées manuellement dans trois Centres d’Aide par le Travail, afin de ne jamais être chauffées et donc de conserver leur richesse en HE. Les employés des CAT remplissent à la main les boîtes en carton – c’est un travail de titan, mais avec une dimension d’intégration sociale.
Un mot sur l’emballage carton ?
On m’a traité de fou quand j’ai voulu lancer les herbes de Provence bio, car il y avait déjà pléthore de produits haut de gamme. Mais à un moment donné, les clients se sont sentis trahis par la provenance « hors Provence » des produits dits provençaux, et c’est là que l’étiquette « de Provence » a pris son sens. Lorsque les pionniers des herbes de Provence, qui vendent en grandes surfaces, se mettent à importer l’ail de Chine, le consommateur peut légitimement se sentir floué. Là, notre discours est clair : on garantit le bio et le terroir provençal. Et pour le faire vivre, cette boite carton muni d’un bec doseur et d’une fenêtre permettant de voir le produit, pour constater qu’il est 100 % feuilles, avec une belle couleur verte, sans tiges ni poussières.
La journée s’achève, et ma visite à la coopérative aussi. Je salue un Doudon qui a revêtu le bleu de travail, le temps d’une démonstration à l’un des techniciens. « Il ne peut pas s’empêcher de se remettre au travail ! », me font remarquer tous les jeunes qui l’entourent. Une chose est sûre : le message est bien passé, et la relève déjà assurée. Dehors, le Mistral charrie encore plus fort les arômes de thym et d’origan, et on y entend même voler des paroles de Pagnol : « Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait » (Fanny, 1931).
Herbes de Provence, les astuces
– On met beaucoup moins de mélange réellement provençal que lorsqu’on utilise un mélange standard. Une pincée suffit. Surdoser, c’est le risque d’obtenir un plat immangeable.
– On les utilise comme exhausteur de goût discret, en remplacement d’une partie du sel. Par exemple, on en met
1 pincée dans la pâte à pain ou à pizza et on diminue la quantité de sel. Pâte savoureuse assurée.
– L’huile d’olive porte littéralement leur parfum sans le contrarier. Voir la recette de marinade de Philippe Petit pour la viande de porc à griller : 3 c. à soupe d’herbes de Provence par litre d’huile d’olive, à faire macérer pendant 3 semaines. On peut y ajouter du rosé et des gousses d’ail pressées.
– « Qui se ressemble s’assemble ». Les herbes de Provence aiment les produits issus du même terroir : légumes provençaux (tomate, aubergine, courgette, fenouil, poivron, et toutes les ratatouilles et autres caponatas), fromages de chèvre et de brebis, viandes et poissons, notamment le thon.
– Une pincée d’Herbes de Provence dans la vinaigrette (à l’huile d’olive, bien sûr !), c’est la combinaison idéale pour les salades tomate-féta-concombre de l’été. Ou les salades de poivrons, aubergines et courgettes grillés, garnies d’huile d’olive et de billes de mozzarella.
– Pelez quelques carottes, pommes de terre et betteraves crues. Taillez-les en « frites » et laissez-les mariner pendant au moins 1h dans un mélange d’huile d’olive, de jus de citron et d’herbes de Provence. Faites cuire au four sur des plaques pendant 25 mn à 200 °C. Dégustez ces « frites » sans attendre qu’elles refroidissent.
– Étalez une pâte à pain en rectangle. Au centre, parsemez de quelques pincées d’Herbes de Provence, de miettes de feta, puis de figues émincées (fraîches ou séchées) et de fines tranches de jambon cru. Rabattez la pâte, badigeonnez d’huile d’olive et incisez le dessus. Au four pendant 20 mn à 200 °C : on dégustera le tout tiède, un soir d’été sous la tonnelle.
– La lavande, le thym et le romarin seuls font merveille dans les desserts comme la crème brûlée, la soupe de fruits, la crème glacée ou le caramel. Ils s’allient subtilement aux saveurs du citron, de l’abricot, de l’amande, de la figue ou encore de la fraise. Pensez-y pour votre prochaine Tatin aux abricots ou la crème caramel du dimanche !
– Si vous ne devez en retenir qu’une et que vous êtes amateur de pizza maison, c’est l’origan qu’il vous faut. En prime, vous pourrez le recycler en tour de magie : une pincée dans l’eau de cuisson des légumineuses (y compris fèves et petits pois) améliore leur digestibilité.
– La coriandre séchée est moins entêtante que la coriandre fraîche, mais peut se plier aux mêmes utilisations (veloutés de carotte, vinaigrette, et tous les plats de poisson blanc).
CC