Tout sur le tofu – Entretien : Camille Oger

Camille Oger est reporter, exploratrice et raconteuse de pays, de mœurs, de saveurs. Et elle raconte fort bien ! Dans son anthologie du tofu, parue en octobre dernier aux éditions La Plage, Camille replace le caillé de soja dans son histoire et sa géographie et met en perspective un aliment souvent moqué chez nous, car emblématique des babas végés des débuts de l’ère bio. Un travail aussi sérieux et impressionnant qu’agréable à lire et à mettre en pratique !

 

Entretien : Camille Oger

Bonjour Camille ! Qui êtes-vous et comment en êtes-vous venue à vous pencher sur le cas du tofu ?

J’avais toujours rêvé de voyager et de collectionner les expériences amusantes. J’ai fait de cette envie profonde mon métier en devenant reporter. J’ai vécu quelque temps aux Philippines, à Taïwan et au Japon, où j’ai rencontré les artisans de multiples variétés de tofu. Au fil des années, j’avais cumulé suffisamment de matière pour publier un vrai reportage, sauf que personne en France n’en voulait ! Autant on se passionne pour la cuisine asiatique, autant le tofu est perçu chez nous comme fade et inintéressant. Je suis donc ravie d’avoir pu réaliser ce livre avec les éditions La Plage, car il manquait un ouvrage de référence montrant à quel point le tofu est varié et surprenant.

Comment avez-vous procédé pour écrire ce livre ?

J’avais déjà une matière existante suite à mes séjours en Asie, mais j’ai tout de même repris les voyages. Je me suis rendue exprès en Birmanie, en Corée (où il existe une méthode de fabrication du tofu bien spécifique qui utilise l’eau de mer) et en Chine – je ne connaissais pas l’Ouest du pays et je soupçonnais une différence fondamentale, que j’ai pu constater sur place. De retour en France, je me suis plongée dans l’univers du tofu de chez nous, que je connaissais très mal. Au fil des mois, j’ai vu naître en moi une véritable passion !

Où se trouve le berceau du tofu ?

En Chine. Même si son apparition est difficile à dater précisément, on estime que le tofu c’est deux mille ans d’histoire. Les premières traces écrites remontent au xe siècle. C’est en Chine que l’on trouve la plus grande variété ainsi que les formes de tofu les plus extrêmes, fermentées à un point que l’on pourrait qualifier de moisi, avec des teintes bleu vert étranges qui rappellent certains fromages bien de chez nous ! On a en Chine une finesse inégalée dans les saveurs et les nuances de textures. Le second berceau du tofu, c’est le Japon. Là en revanche, il est plus aseptisé. Le Japon et la Chine ont développé le tofu très tôt et l’ont totalement intégré dans leur culture. On peut également ajouter le Vietnam à la liste, bien que la guerre et la colonisation aient beaucoup nui aux traditions locales le concernant.

Quelle est la géographie actuelle du tofu ?

Autour des pays berceaux, on trouve des pays satellites du tofu qui l’ont adopté plus tardivement : Cambodge, Laos, Indonésie, Malaisie, Philippines, Thaïlande, Corée… Il ne constitue pas un pilier de l’alimentation dans ces pays, mais on l’y consomme régulièrement. On peut véritablement tracer une frontière au niveau de l’Himalaya : passé le Tibet, le tofu disparaît. Dans les années 1970-1980, on l’a découvert en Occident, où il a été assimilé au régime végétarien, ainsi que dans d’autres pays comme l’Inde, où le tofu fait figure d’aliment moderne pour gens riches, sorte de version sans matières grasses du paneer, le fromage local.

Comment s’est déroulée votre première rencontre avec le tofu ?

J’avais quinze ans. C’était aux États-Unis et j’allais dans un restaurant japonais pour la première fois. Comme nombre d’Occidentaux, j’ai découvert le tofu coupé en cubes et baignant dans une soupe miso. Je suis tombée amoureuse du miso mais je n’ai pas vraiment identifié la chose qui flottait dedans. Je me souviens d’avoir trouvé cela très doux et d’en avoir beaucoup apprécié la texture, fine et souple.

Avez-vous des souvenirs liés à la dégustation d’un tofu en particulier ?

Mon premier vrai tofu soyeux asiatique a été une révélation. Les tofus soyeux que l’on produit en France avec du chlorure de magnésium en guise de coagulant n’ont pas du tout la texture élastique et légèrement gélatineuse des tofus japonais ou chinois, coagulés au moyen de sulfate de calcium ou de glucono-delta-lactone. Le vrai tofu soyeux a une consistance de flan, il porte vraiment bien son nom. Le fait de changer d’agent coagulant ou de modifier simplement le temps d’égouttage permet d’obtenir des produits totalement différents. D’un pays à l’autre, je n’ai pas du tout retrouvé les mêmes sensations. Et je ne parle là que du tofu nature… Expérimenter les tofus fermentés, fumés ou parfumés m’a offert nombre d’autres révélations ! Au Japon, on peut faire l’expérience d’un repas avec quinze ou seize plats de tofu sans avoir jamais l’impression de manger la même chose. C’est fou de constater à quel point on peut manquer d’imagination chez nous ! C’est justement parce qu’il ne paye pas de mine que le tofu rend tout possible. Il a mille visages.

Vous avez aussi rencontré des « tofus » fabriqués avec autre manière première que le soja : des pois, des noix…

Ça, c’est génial ! Et on n’en parle jamais… Certes, le tofu blanc de soja est le tofu véritable. Mais les Japonais nomment de la même manière d’autres produits qui lui ressemblent, coagulés au moyen d’une fécule locale, le kuzu. On utilise pour cela d’autres pois, comme des fèves de soja vertes, ou encore des noix, du sésame ou des cacahuètes. Au final cela ressemble à du tofu mais n’a rien à voir en termes de goût. C’est un festival de couleurs : avec du sésame noir, on obtient un bloc d’une belle couleur charbon au goût très fin*. C’est une manière intéressante de s’amuser à fabriquer du tofu de manière très simple, sans ingrédients introuvables ou trop chers.

*Voir la recette du gomadofu

Vous avez eu un vrai coup de foudre pour le tofu birman…

Une révélation. Il s’agit d’un tofu réalisé à partir de farine de pois d’Angole ou de pois chiches indiens. Il se situe à mi-chemin entre tofu et panisse, avec une texture de beurre parfaitement lisse. Il est d’une très grande finesse, pas gras du tout, bourré de protéines. Son goût est riche et sa couleur d’un jaune crème très gourmand. Quand on le fait frire, on obtient le suprême de la gourmandise : croustillant à l’extérieur, fondant à l’intérieur, avec un goût de noisette. Ce n’est pas si difficile à préparer à la maison, j’ai réussi en reprenant la méthode qu’une Birmane m’avait montrée sur place et que j’indique dans le livre. C’est la recette à faire si l’on veut recevoir des amis et épater la galerie. On trouve la farine de pois chiches indiens extra-fine dans les épiceries indiennes ou chinoises.

Aliment à part entière en Chine ou au Japon, le tofu n’est perçu en Occident que comme une alternative au fromage ou à la viande, autrement dit comme un aliment réservé aux végétariens. Comment l’expliquer ?

Je pense que l’on a fait une erreur de marketing au tout début, et celle-ci est très difficile à corriger. On a mis le tofu dans le rayon diététique et végétarien. Je pense que cela est dû à sa blancheur, à son côté bloc. En France, on aime bien voir le produit, le prendre en main et constater sa forme. On n’associe pas forcément une forme géométrique à celle d’un véritable aliment – si l’on y réfléchit, il n’existe quasiment pas d’aliments géométriques. Alors c’est devenu un truc de femmes, de végétariens, de gens qui suivent un régime spécifique et forcément pas drôle. On n’en mange pas par plaisir… C’est fou mais j’ai l’impression que l’on n’arrive pas à se sortir de ce schéma. Alors qu’il y a plein de bons arguments pour manger du tofu !

Quelle est sa place en Chine, par exemple ?

La même que celle du pain en France. Au quotidien, on voit des gens qui se baladent avec un bloc de tofu frais sous le bras. Ils viennent de l’acheter au marché, comme chaque matin. Tous les marchés ont plusieurs stands de tofu frais. Au Japon comme en Chine, la préparation commence à 4 heures du matin pour que tout un chacun puisse consommer du tofu frais au petit-déjeuner, exactement comme une bonne baguette ! Et à midi, les étals sont vides. Comme aucun tofu artisanal n’est pasteurisé, pas question de le stocker : c’est de l’ultra-frais, point barre. Et on fait tout avec ! On le mélange à la viande, au poisson, on le mange en soupe, froid, frit, on le met dans des ragoûts, des fondues, on en fait des espèces de pâtes à beignets, à galettes, des choses sucrées… Il n’existe pas à la place de la viande mais à côté d’elle.

En fait-on également des desserts ?

Ce n’est vraiment pas une habitude là-bas, car on ne termine pas les repas avec du sucré. C’est amusant parce que le tofu soyeux est effectivement entré dans nos cuisines occidentales par le biais du dessert*. En Asie, on préparerait plutôt des tofus de cacahuètes ou de noix à cet usage. Le dessert chinois que j’adore, c’est un tofu d’amande amère servi avec les litchis ou les longanes… Il est absolument délicieux, très fin, très frais.

*Voir la recette de la mousse au chocolat sans œufs

Quelle est la différence fondamentale entre un tofu d’Asie et ceux que nous vendons à Satoriz, fabriqués en France ou en Allemagne ?

C’est essentiellement une différence de texture due à l’emploi d’un coagulant spécifique, le chlorure de magnésium (nigari). On parle chez nous de tofu « ferme », terme que l’on n’utilise jamais en Asie. Je les ai tous achetés, découpés et goûtés. J’ai constaté que d’un fabricant à un autre, certains tofus étaient fermes et aérés, d’autres fermes et serrés, d’autres encore friables ou beaucoup plus souples. Or pour bien cuisiner le tofu, il faut savoir à quelle famille il appartient. Je propose une méthode dans mon livre pour les classifier en fonction de deux critères : la densité et l’élasticité. La densité correspond en gros au nombre de calories, qui permet de savoir si le tofu est pauvre ou riche en eau. L’élasticité, elle, dépend de l’agent coagulant. Les tofus français ont tendance à être très fermes et plutôt friables. À l’inverse, le tofu frais chinois a vraiment un goût très spécifique qui permet de saisir toute la dimension du produit. Une fleur de tofu fraîche dégustée le matin à la petite cuillère, c’est une expérience asiatique qui vaut le détour. Là encore, on a une texture très extrême. Les Chinois parlent de « cerveau de tofu » – j’ai préféré dire « fleur » ! – car il s’agit du tofu le moins ferme possible. À peine y met-on la cuillère qu’il éclate en mille morceaux. On le mange frais ou tiède et on peut l’assaisonner comme on le souhaite : fruits, caramel, sauce pimentée, cacahuètes, fines herbes… C’est une belle manière de faire manger du tofu aux enfants, un peu comme un fromage blanc.

Les artisans français du tofu semblent avoir une belle marge de progression !

C’est une bonne nouvelle, car je suis convaincue qu’il s’agit d’un marché voué à se développer une fois que l’on aura franchi la barrière de l’aliment diététique pas rigolo. Les gens qui l’ont adopté depuis longtemps savent qu’il n’a rien d’ennuyeux. On a tout à y gagner !

Est-ce une bonne idée de faire le tofu soi-même ?

Oui et non. La première difficulté consiste à trouver du très bon soja jaune. La confection de tofu est une chouette expérience pour une belle journée d’été, car ça met beaucoup d’eau partout ! Ça fait de la vaisselle et beaucoup de rangement. C’est sympa une fois de temps en temps, mais le faire tous les jours, c’est lourd… C’est comme faire son pain ou ses propres pâtes, on trouve de très bons produits chez des artisans.

Que se passe-t-il lorsque l’on congèle du tofu ?

Après décongélation, le tofu devient un peu jaunâtre et n’inspire pas du tout confiance. Pourtant il est totalement comestible ! C’est même très intéressant car on transforme sa structure et on obtient un tout autre produit, qui permet de nouveaux usages. Le tofu qui n’a jamais été congelé absorbe mal le liquide. Mais si on le décongèle, on se retrouve avec une sorte d’éponge qui boit merveilleusement toutes les marinades. Je recommande donc de congeler le tofu avant de l’utiliser dans toutes les préparations marinées ou braisées. C’est également une très bonne option si l’on a du tofu qui risque de se perdre.

Les recettes du livre sont particulièrement alléchantes… Quelles sont les plus efficaces pour convaincre des personnes récalcitrantes ?

Ma grande victoire, c’est de faire aimer le tofu à des hommes de plus de 50 ans, c’est-à-dire le public le moins acquis à sa cause ! Une recette qui a marché sans douleur et sans chichis, c’est celle des petites coupelles de sucrine garnies de légumes sautés au tofu (chen tai bao), aussi faciles à réaliser que ludiques à déguster. Sinon, pour les gourmands qui pensent que le tofu est austère, je recommande la friture, par exemple l’agedashi tofu. Cette recette japonaise très simple de tofu frit et servi avec une sauce sucrée salée présente un excellent équilibre entre richesse et diététique. C’est croustillant à l’extérieur, moelleux à l’intérieur… Quelque chose que beaucoup de gens aiment et qui met vraiment le tofu en avant. À l’inverse, on peut choisir de le noyer au milieu de beaucoup d’autres choses. Toutes les recettes chinoises braisées sont délicieuses, ainsi que les recettes indiennes qui utilisent le tofu à la place du paneer ou de la viande, comme le butter chicken. J’ai adoré le tofu braisé à l’ananas (Cambodge) et le tofu pané coréen. J’ai eu un beau succès avec la shakshouka végétarienne, grâce à laquelle j’ai réussi à faire manger du tofu à mon père, ni vu ni connu… La bolognaise a quant à elle constitué un succès extraordinaire auprès de moi-même : j’étais très surprise d’avoir un résultat meilleur qu’avec de la viande ! N’étant pas végétarienne, je ne vais pas pipeauter : je sais comparer et quand j’utilise le tofu comme substitut il a intérêt à faire réellement le boulot.

Comment avez-vous procédé pour mettre au point les recettes du livre ?

Il y a eu pas mal d’essais et d’erreurs. Ce sont pour beaucoup des recettes que j’ai apprises auprès de cuisiniers en Asie. Parfois, je les avais mangées au restaurant et j’ai fait en sorte de les reproduire. Pour les recettes occidentales, j’ai choisi d’adapter des plats traditionnels à la mode tofu, ce qui m’a offert de très belles découvertes. Le tofu façon pain perdu, par exemple, excellente manière d’utiliser du tofu congelé et qui donne un résultat vraiment proche du pain perdu traditionnel. Ou encore le taboulé, obtenu un peu par hasard en mixant un tofu ferme qui m’a rappelé la consistance du boulgour. Au lieu d’envisager sans cesse le tofu comme un substitut à la viande, pourquoi ne pas l’imaginer à la place d’une céréale ? Les tofus très fermes permettent des tas d’usages créatifs : des feuilles, des nouilles… De la fleur de tofu au tofu pressé, on peut vraiment tout faire.

CC